lundi 16 octobre 2017

# 247/313 - Le corps et la douceur

28/09 - J'emprunte à la médiathèque Une colère noire, de Ta-Nehisi Coates. Ce livre a reçu le National Book Award en 2015, et je sais qu'il remua les esprits à l'époque. Cependant je ne l'avais pas lu ; comme il s'offrait à moi ce jour-là autant en profiter (le verbe ne convient pas : profite-t-on vraiment d'un uppercut qu'on se prend dans le plexus ?). Choc. Attendu mais reçu. On peut penser tout savoir de la discrimination raciale, être conscient des injustices, des crimes et des sévices de plusieurs siècles, on ne s'attend pas néanmoins à ce que l'empreinte en soit encore si forte de nos jours. Et quand j'écris empreinte, c'est encore un mot bien faible, il faudrait plutôt parler de marquage au fer rouge.
Au centre du livre, le corps. Le corps noir : "Dehors, les Noirs ne contrôlaient rien, et surtout pas le destin de leur corps - lequel pouvait être réquisitionné par la police, annihilé par la prolifération des armes, violé, battu, emprisonné." Présenté comme une lettre à son fils de quinze ans, l'ouvrage insiste sur la peur, omniprésente, viscérale, qui accompagne la violence, qu'elle vienne des bandes du quartier de Baltimore où Coates passa son enfance, de la police et même des parents :
"Un an après avoir vu le gamin aux petits yeux dégainer son arme, mon père m'a battu parce que j'avais laissé un autre gamin me racketter. Deux ans après, il m'a battu parce que j'avais menacé ma prof de troisième. Si je n'étais pas assez violent, ça pouvait me coûter la vie. Si j'étais trop violent, ça pouvait me coûter la vie. Impossible de s'en sortir. J'étais un garçon capable, intelligent, apprécié, mais extrêmement apeuré. J'avais la vague intuition, sans pouvoir mettre des mots dessus, qu'un enfant marqué à ce point, forcé de vivre dans la peur, était une grand injustice. Quelle était la source de cette peur ? Qu'est-ce qui se cachait derrière l'écran de fumée de la rue et de l'école ?" (p. 49)

29/09 - Au soir, à la librairie Arcanes, rencontre avec Marie-Hélène Lafon. L'écrivain commence par lire le début de son dernier roman, Nos vies. Puis parle avec beaucoup d'entrain, de lucidité et d'humour de ses processus d'écriture, de la longue incubation de ses textes, de la rumination qu'elle s'impose. Je suis frappé de la convergence, au-delà des circonstances historiques et sociales qui sont évidemment très différentes, de ses obsessions principielles avec celles de Ta-Nehisi Coates. Le corps tout d'abord : au départ de chacun de ses livres, dit-elle, "le corps". D'ailleurs la citation épigraphe du roman, emprunté au peintre Jacques Truphémus, est celle-ci : "Je dois être corps dedans." Et le début du roman n'est autre que la description du corps de Gordana, la caissière du supermarché Franprix où la narratrice a l'habitude de faire ses courses.
Mais il y a aussi la douceur. Cette douceur que Coates finit par découvrir, "cette même douceur qui avait fait de moi une cible dans le passé les incitait maintenant à me raconter leur histoire en toute confiance." Cette douceur que je surprends au retour de la rencontre, dans le téléfilm qui passe comme par hasard le même soir sur Arte, L'Annonce, inspiré du livre du même nom de Marie-Hélène Lafon. Histoire d'une annonce matrimoniale qui réunit un paysan du Massif central et une ouvrière de Bailleul, dans le Nord, qui cherche à fuir son compagnon violent. A la fin, Annette confie à Paul : "Si j'ai répondu à l'annonce, c'est à cause de la douceur." En effet, il avait simplement écrit : "Homme doux, 46 ans, cherche jeune femme aimant la campagne."


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