lundi 30 octobre 2017

# 259/313 - La nuit verte

J'aime beaucoup ces moments, dans l'enquête que je ne cesse de mener ici, où un écrivain apparaît. Une nouvelle voix, une nouvelle figure, mais aussi parfois une ancienne rencontre, longtemps oubliée ou négligée. Ainsi en est-il de Pierre Loti, dont j'avais lu il y a très longtemps Ramuntcho, une histoire qui se déroulait dans le Pays basque, et c'était sans aucun doute dans la Bibliothèque Verte. Celle qui venait après la Rose, après le Club des Cinq, Oui-Oui et Enid Blyton.


Verte. C'est bien du vert dont j'ai envie de parler aujourd'hui. Car en lisant les deux courts textes de Loti qui m'ont servi  pour les posts précédents j'ai été frappé par la récurrence du vert. Et tout d'abord du vert associé à la nuit. Dans Le château de la Belle-au-Bois-Dormant (1910) qui reprend son appel initial dans Le Figaro pour le sauvetage de La Roche-Courbon, on peut lire ainsi : "(...) mes promenades d'enfant en forêt s'arrêtaient au pied des terrasses moussues, enveloppées de la nuit verte des arbres et de leur silence." Cette image de la nuit verte, portée par les ombres des grands arbres, on la retrouve encore par deux fois dans le même texte !
"Les arbres qui y font de la nuit verte sont singulièrement hauts, sveltes, groupés en gerbes qui se penchent à la manière des bambous."

"Au bout de l'avenue, la nuit verte tout à coup s'épaissit davantage ; ici, les grands chênes ont des siècles, les mousses et les fougères se sont installées sur les vigoureuses ramures. Et enfin commence d'apparaître cette demeure de Belle-au-Bois-Dormant."
C'était aussi l'occasion de se replonger dans ce merveilleux dictionnaire du vert, savamment concocté par la linguiste Annie Mollard-Desfour, et que j'avais découvert au festival Chapitre Nature du Blanc, le 19 mai 2012. L'auteur me l'avait gentiment dédicacé, au stylo vert comme il se doit.

"Le vert, écrit-elle, couleur du végétal, de l'eau, de la fertilité et du renouveau, est aussi la couleur de l'altérité, de l'étrange, du surnaturel. Couleur de seuil, de limite entre l'humain et le sur-humain, c'est la couleur de ceux qui ne sont pas vraiment de ce monde et possèdent des pouvoirs extra-ordinaires."  C'est la couleur des magiciennes, des fées et des sorcières, la couleur des monstres et du Diable, de Shrek et de Satan, de l'Incroyable Hulk et des Little Green Men. Une couleur ambiguë, longtemps associée à la malchance, au macabre, à la pourriture et à la mort, mais que notre époque a au contraire nettement tendance à valoriser, l'identifiant à la vigueur et à l'écologie, à la santé et à l'autorisation : feu vert de la liberté, Sherwood et Robin des Bois*.

La nuit verte de Loti semble annoncer cette ambivalence : c'est la pénombre de la forêt qu'il désigne ainsi, non pas l'obscurité mais ce seuil indécis entre celle-ci et la clarté, cet entre-deux qui est proprement le domaine du conte, de la Belle au Bois Dormant. Et quelle est l'acmé de cette promenade, ce pèlerinage, écrit-il,  dans ce monde enchanté, sinon la forêt de "chênes-verts"?
"J'ai dit que le ravin des grottes était un lieu unique ; de même pour cette forêt-là, en courant le monde je n'en ai pas rencontré qui lui ressemble, si ce n'est peut-être en un coin perdu de la Grèce. Le « chêne-vert », qui en France n'existe à l'état d'arbre forestier que dans nos régions sud-ouest tempérées par le vent marin, porte des feuilles d'une nuance foncée, un peu grisâtres en dessous comme celles de l'olivier, et, l'hiver, quand tout se dénude ailleurs, il reste en pleine gloire. C'est un arbre d'une vie très lente, auquel il faut des périodes infinies pour atteindre son complet épanouissement. Lorsqu'il a pu se développer dans une tranquillité inviolable, comme ici, son tronc multiple s'arrange en gerbe, en bouquet gigantesque ; alors, avec son branchage touffu du haut en bas qui descend jusqu'à terre, avec sa belle forme ronde, il arrive presque à la majesté du banian des Indes." [C'est moi qui souligne]
 On touche ici pratiquement au sacré :
"Et le charme si singulièrement souverain de cette forêt, c'est l'espace, les passages libres partout. Entre les touffes majestueuses des feuillages vert-bronze atténués de grisailles, on circule aisément sur de très fins tapis, et cela donne une impression de bois sacré, de parc élyséen. Séjour pour le calme à peine nostalgique ou même pour le définitif oubli, dans l'enveloppement des vieux arbres et des vieux temps..."
Ayizadé, le premier roman de Pierre Loti. "Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte de vert de mer d'autrefois chantée par les poètes d'Orient. Cette jeune femme était Aziyadé. "

Dans le second récit, tiré de Prime jeunesse (1919), de l'initiation amoureuse par la belle Gitane, nous retrouvons les chênes verts, à l'ombre desquels les roulottes ont été installées, ainsi que cette sensation de toucher à la divinité :
"Approchant du carrefour indiqué, à l’ombre d’énormes chênes verts, je ne tardai pas à apercevoir trois ou quatre roulottes dételées, et des chevaux qui paissaient l’herbe rase ; par terre, flambait un feu de branches mortes dont la fumée sentait le sauvage, et une vieille femme à tête de sorcière cuisinait là quelque chose dans une marmite. Sans doute les hommes de la petite tribu étaient déjà partis en maraude, car il ne restait autour des voitures que des enfants aux longs yeux d’ombre, - comme les siens, - et elle-même, la Gitane d’hier et de cette nuit, tressait des paniers, assise avec une grâce de jeune déesse sur le vieux sol charmant feutré de lichen, de mousse et de graminées fines."
Et l'on ne sera guère étonné de le voir user une nouvelle fois de son image décidément matricielle de la nuit verte :
"J’étais venu m’installer là, dans la nuit verte, parce que je savais qu’elle y cueillait d’habitude ses joncs ; pour me donner contenance, j’avais apporté mes crayons et mon bloc de dessin, et, rien qu’en l’apercevant de loin arriver de son allure souple, par le sentier le long des rochers en muraille, j’avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vie d’enfant. "
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 * Peu de temps après avoir rédigé cette note, le fil d'actualité de FB me renvoyait à une émission de France-Culture de décembre 2013, Des goûts et des couleurs, avec Michel Pastoureau, le grand historien de la couleur. Le quatrième volet porte sur le vert.

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