mardi 21 novembre 2017

# 278/313 - Le hasard est un chien de l'enfer

"Tout était redevenu silencieux, le car s'était fondu dans les frondaisons de la rive d'en face, et on n'entendait plus que les croassements résonnants de choucas, au-dessus, et le gazouillis de Gardon, en-dessous, tellement vert sombre qu'il approchait le bleu de Prusse."

Jean-Bernard Pouy, RN 86, Folio-Policier, p. 12-13.

28/10 - Après Boissel, je plonge dans Pouy. Un roman plus ancien, paru initialement en 1992. Au début, je suis surtout frappé par la récurrence du vert. Loti oblige, je viens de rédiger la veille le billet sur la nuit verte, et je vois du vert partout. Tout de même, il y a ce vert sombre du Gardon (citation liminaire), puis sur la même page "la moindre feuille d'arbousier ou de chêne vert semblant se découper, exister hors de ses multiples sœurs." Ce chêne vert qui fait le splendeur de la forêt de la Roche-Courbon. Et puis page 15, un "vert profond, camaïeu de viscères fatiguées." Bon, ensuite ça s'est calmé*. Mais d'autres associations se sont imposées. Entre le roman de Boissel et celui de Pouy, que trente-cinq ans séparent, de nombreuses résonances peuvent être mises en lumière (😈Attention : certains éléments d'intrigue que je dévoile plus bas risquent de spoiler votre lecture ; si vous voulez découvrir  RN 86, mieux vaut passer son chemin).

1) La femme de Léonard Laigneau (je rappelle que Rémi Schulz m'avait indiqué ce roman parce que le nom du personnage était proche du nom de mon inspecteur Lagneau, dans ma Fiction-1967) meurt dans un accident de voiture :
"Et puis Lucie était morte. Un accident de bagnole du vendredi soir, sur la nationale 20. Elle avait percuté un camion de plein fouet. Perte de contrôle du véhicule, avait statué la gendarmerie, le camionneur, choqué, avait décrit la trajectoire directe de la voiture contre son semi-remorque. Comme volontaire. Comme un suicide." (p. 18)
C'est bien pour élucider cette mort énigmatique qu'il a fait le chemin vers le Pont du Gard, seule carte postale envoyée par Lucie pendant son stage d'un mois dans le Sud. 
De même, Jeanne, la femme de Philippe Marlin, décède dans un accident de voiture :
"Je lui ai tout raconté. Petite route de Lozère. C'est moi qui conduisais. Jeanne, rayonnante, dans la lumière de l'été. Et puis dans un virage, en face de nous, la Juvaquatre qui avait déboîté. Coup de volant brutal, la Panhard qui dérapait et dévalait dans le ravin. Jeanne qui hurlait. Le sang qui coulait sur sa tempe. Les secours qui avaient mis deux heures avant d'arriver sur la corniche des Cévennes. Jeanne qui mourait, non pas dépérissait ou lisait ou voyageait ou dormait ou riait, mais mourait, comme si c'était un verbe, comme s'il y avait un sujet à ce verbe parmi d'autres."** (p. 177)
On peut souligner aussi la localisation de cet accident : corniche des Cévennes, c'est-à-dire entre Florac et Saint-Jean du Gard.
 
 2) Léonard finit par découvrir une photo polaroïd montrant sa femme dans une position pornographique :
"Une corps de femme attaché sur un lit à peu près semblable à celui que j'occupais, à l'hôtel. On ne voyait pas son visage, mais la position scabreuse était insoutenable de vulgarité. Ça ne pouvait pas être Lucie, et pourtant sur les avant-bras repliés, il y avait la même frange brune, coupée à la Louise Brooks, et ses hanches ressemblaient à celles de Lucie, les mêmes angles, la même rondeur de l'os qui dépasse, et les pieds surtout, quasi squelettiques, les pieds de Lucie. Le reste pouvait bien appartenir à n'importe quelle femme humiliée.
Je me suis mis à pleurer. D'épuisement de l'âme." (p. 151)
Dans Avant l'aube, un indice important réside dans la découverte d'une photo de la victime, Audrey Mésange, nue.
"Battista m'attendait devant la porte. Il a plongé la main dans sa chevelure ondulée et a semblé déçu. Je lui ai rendu le dossier.
Le jeu des photographies, l'une se superposant à l'autre.
Audrey Mésange, mannequin nu découpé dans une vitrine.
Audrey Mésange, jambes écartées, son sexe offert au regard. L'incision en Y, deux branches espacées sur le torse jusqu'à son sexe ouvert comme une blessure.
Son sexe mort, la nuit rouge de son corps." (p. 275)
3) Les deux narrateurs de l'histoire, Léonard*** et Philippe, meurent tous les deux. Ce n'est pas vraiment spoiler l'histoire de Xavier Boissel que de le révéler car le livre ouvre par cette phrase : "Comme l'animal a la prescience de sa mort prochaine, j'ai senti, tandis que je traversais les nuages de fumée noire, épaisse et grasse, une piqûre douloureuse, cruelle. Un truc qui vous tétanise quelques secondes." De fait, Philippe Marlin succombera in fine aux tueurs du SAC. En ce qui concerne Léonard, pas d'annonce, il faudra attendre la fin sur le pont du Gard.

4) On a vu quelques exemples de l'usage que fait Xavier Boissel des citations. A cet égard, il cite Walter Benjamin avant d'en déployer l'inventaire :

"Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." (Sens unique, trad. Jean Lacoste)

Chez J.B. Pouy, la citation est moins fréquente, mais la référence à Sören Kierkegaard mérite tout de même d'être notée. Ainsi l'épigraphe est tirée d'In Vino Veritas : "... Quand j'ai commencé à vouloir parler du comique dans l'amour, vous vous êtes peut-être attendus à trouver une occasion de rire, car vous aimez tous à rire, comme d'ailleurs moi-même, et pourtant vous n'avez peut-être pas ri..." Dans son enquête, Léonard récupère d'ailleurs le livre, un de ses livres fétiches, précise-t-il, un bouquin introuvable, que Lucie avait donc emporté lors de son stage. Il espère y trouver un indice, mais il n'y a rien. Puis il cite une autre phrase : "Et voilà pourquoi j'ai renoncé à tout amour, car ma pensée est tout pour moi." Il relira le livre un peu plus tard :
"Léonard mangeait du bout des doigts, la faim n'était pas encore là, et lisait des passages du livre de Kierkegaard. Sans vraiment être à sa lecture. C'était trop irréel, mais le pessimisme était au menu, quoi qu'il fît.
"Le vin est la défense de la vérité, comme la vérité celle du vin"..., rigolait le philosophe. (p. 93) [...] J'ai relu des extraits d'In Vino Veritas pour passer le temps. Les mots couraient devant mes yeux, perdant toute signification. "Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler, à présent il me semble que c'est le temps de parler bref..."(p. 120)
 Une autre citation doit être pointée :
"L'autocar refranchit le pont suspendu sur le Gardon.
"Dès qu'il franchit le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" se souvint Léonard, le cœur serré. Son fantôme à lui, Lucie, le réveillait encore la nuit, il tendait sa main sur le drap, à sa rencontre, ergonomie matinale, et l'y laissait sur un manque crispé." (p .35)
 Il s'agit bien sûr d'un clin d’œil à un célèbre carton du Nosferatu de Murnau.


Enfin, il reste une dernière citation, qui m'a donné le titre du billet, que l'on trouve à deux reprises dans le livre. Je ne donne que celle de la page 113 :
"Je suis fasciné. C'est un hasard. Le hasard est le chien de l'enfer. Je me barre, je me taille juste au moment où  un ange débarque. Comme s'il prenait exactement ma place. Comme si je lui laissais le terrain libre, comme s'il arrivait pour combler la place désormais libre. Comme si rien ne se perdait, rien ne se créait. Tout était interchangeable, et l'histoire bégayait. Sur le maigre échiquier de mon histoire récente, il y avait un échange de pièces, fou contre fou." [ C'est moi qui souligne]
Impossible pour moi de penser que Pouy n'a pas songé au recueil de poèmes de Charles Bukowski, Love is a dog from hell, traduit en français par L'amour est un chien de l'enfer, paru antérieurement à RN 86, en 1989.

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* Il y eut toutefois quelques rémanences, ainsi page 84 : "Le Gardon serpentait au fond, entre des dalles de pierre blanche. Quelques taches de couleur, souvent celle de la peau des baigneurs, égayaient cette grande fresque tout de vert et de blanc." Cette association du vert et du blanc me fait penser que le livre sur Le vert de la linguiste Annie Mollard-Desfour avait été acheté au Blanc (et d'ailleurs la préface de ce livre avait été écrite par un certain Patrick Blanc).
Et puis allez, un dernier exemple, page 175 : "Il était en sueur, il enleva sa chemise et s'assit à l'ombre d'un immense platane dont les branches tombaient jusqu'au sol, une chapelle verte." Une chapelle verte, Loti eût aimé l'image...

**Citation de Michel Deguy (A ce qui n'en finit pas. Thrène)

*** En réalité, J.B. Pouy alterne une narration à la troisième personne et une narration à la première personne, le "Je" et le "Il".

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