vendredi 15 décembre 2017

# 299/313 - Distorsion spatiale et temporelle

"Le sortir, le tenir, le regarder n'était pas une chose à prendre à la légère. Même dans l'acte de tendre la main pour l'attraper il y avait une sensation d'expansion, un souffle et une élévation ; et ce à un point si étrange que, lorsque je l'avais regardé assez longtemps, les yeux asséchés par l'air réfrigéré du désert, tout l'espace entre lui et moi semblait s'évanouir et, quand je levais les yeux, c'était le tableau qui était réel, et non moi."

Donna Tartt, Le chardonneret, p. 312.

Donna Tartt n'est jamais aussi passionnante que lorsqu'elle s'attarde sur le tableau de Carel Fabritius. Page 312, elle donne quelques éléments biographiques. Le , Fabritius, qui réalisait le portrait du sacristain de l’Oude Kerk de Delft, est blessé à la suite de l’explosion de la poudrière de Delft, qui ravagea plus de cinq cents maisons du centre de la ville et provoqua la mort d'au moins une centaine de personnes. Le peintre, âgé seulement de 32 ans, succombe à ses blessures quelques heures plus tard. "On suppose, nous dit Wikipedia, que, lors de l’explosion, un incendie s’est déclaré qui provoqua la destruction de toutes les peintures qui se trouvaient dans son atelier, ce qui expliquerait pourquoi si peu d’œuvres de l’artiste sont arrivées jusqu’à nous."

L'Explosion de la poudrière de Delft, par Egbert van der Poel (1621-1664), v. 1654. "Il y avait un trio d'horribles paysages d'un peintre du nom d'Egbert van der Poel représentant des vues différentes de la même terre désertique et fumante : des maisons brûlées et en ruine, un moulin à vent aux ailes déchirées, des corbeaux tournoyant dans des cieux enfumés."(p. 34)
Le héros et narrateur du livre, Theo Decker, a semblablement perdu sa mère dans une explosion terroriste au Metropolitan Museum of Art de New York. Dans les décombres, il a récupéré le tableau du Chardonneret, qu'il cache à Las Vegas dans une taie d'oreiller.
"Ce qui m'accrochait, dans ces brefs comptes rendus des livres de la bibliothèque, c'était l'élément de hasard : les désastres aléatoires, le sien et le mien, convergeaient vers le même point invisible, le big bang comme l'appelait mon père sans sarcasme ni mépris, plutôt une reconnaissance respectueuse des pouvoirs du hasard qui gouvernaient sa propre vie. On pouvait étudier les liens pendant des années et ne jamais comprendre - c'était une affaire d'éléments qui se rencontrent, ou qui s'écroulent, de distorsion spatiale et temporelle, ma mère, debout devant le musée quand le temps a vacillé et que la lumière est devenue bizarre, les incertitudes planant au seuil d'une vaste luminosité. La chance errante qui changerait tout, ou presque. [...]

Distorsion spatiale et temporelle : une façon de voir les choses deux fois, ou davantage. A l'image des rituels paternels, de ses systèmes de paris, de tous ses oracles et de sa magie qui étaient prédits dans un champ de conscience constitué de schémas invisibles, l'explosion à Delft faisait aussi partie d'un complexe d'événements qui, par ricochets, étaient arrivés jusque dans le présent. Les multiples issues pouvaient vous donner le vertige." (pp. 312/313)
Cette distorsion spatiale et temporelle, sur laquelle l'auteure insiste, est en réalité l'écho d'une scène du début du livre, où l'on voit Theo se rendre avec sa mère au musée. Voyons cela en détail : le jeune garçon, préoccupé par ses soucis de collège, ne porte pas une grande attention aux propos de sa mère : "je faisais tout juste attention à la direction que nous empruntions quand je me suis rendu compte qu'elle venait de dire quelque chose. Elle ne me regardait pas, moi, mais promenait son regard sur le parc ; et son expression m'a fait penser à un célèbre film français dont j'ignorais le titre, où des gens distraits marchaient dans des rues balayées par le vent et parlaient beaucoup mais pas vraiment entre eux, semblait-il."

Disons-le tout net : je ne suis pas parvenu à identifier ce film célèbre.  J'ai pensé à La Jetée de Chris Marker, à Playtime de Tati, pour diverses raisons, mais non, rien dans ces films ne correspond à la description précise de Donna Tartt. J'ai bien trouvé un forum où la question était posée, mais personne n'a répondu à Justine la roumaine. Je lance donc un appel aux foules cinéphiles cultivées (pléonasme) pour éclairer ma lanterne.

Mais poursuivons :
"Qu'est-ce que tu as dit ? lui demandai-je après un moment de confusion, pressant le pas pour la rattraper. Tu parlais de distraction spéciale ?"
Elle eut l'air étonné, comme si elle avait oublié ma présence. L'imperméable blanc, qui voletait sous l'action du vent, ajoutait encore à son allure d'ibis aux longues jambes, comme si elle était sur le point de déployer ses ailes et de s'envoler au-dessus du parc."
La métaphore aviaire mérite un peu d'attention. On peut s'étonner tout d'abord de l'expression "ibis aux longues jambes" car l'ibis est a contrario un échassier aux pattes plutôt courtes, rien à voir avec une cigogne ou un flamant rose.

L'ibis sacré incarnait en Egypte le dieu Thot
L'ibis est surtout l'animal sacré du dieu Thot, inventeur de l'écriture et du langage, secrétaire des dieux, maître des scribes. Dans le monde gréco-romain, Thot sera assimilé à Hermès/Mercure, et plus particulièrement sous le nom d'Hermès Trismégiste. Son culte se tenait en Moyenne-Égypte à Khemenou qui devint Hermopolis Magna.  Le décret de l'assemblée des prêtres égyptiens gravé sur la célèbre Pierre de Rosette (196 av. J.-C.) l'affirme sans ambages : « Hermès Trismégiste est issu de la fusion de Thot et d'Hermès ». Il sera appelé à une renommée sans pareille, il donne son nom à l'hermétisme, et l'Alchimie se réclame de lui. Plus près de nous, dans Au Lecteur, le poème prologue des Fleurs du Mal, Baudelaire applique à Satan l'épithète « trismégiste » (« trois fois très grand » en grec)  :

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste


Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

Prêtons l'oreille à cet oreiller du mal : c'est bien dans un oreiller que Theo dissimule son tableau. Pas sûr que Donna Tartt ait envisagé tout cela quand elle a choisi l'image de l'ibis, c'est même improbable, mais cela n'a guère d'importance, un écrivain digne de ce nom suit les courants de son inconscient et parfois une métaphore bancale est pleinement justifiée. Observons que cet ibis sur le point de s'envoler s'oppose diamétralement au chardonneret du tableau qui, lui, est retenu par une chaînette. C'est là-dessus que s'achève le passage de la page 313 :
"C'est fortuitement que je remarquais la chaîne à la cheville de l'oiseau, ou que je songeais combien la vie de cette petite créature, battant brièvement des ailes puis toujours forcée, sans espoir, d'atterrir au même endroit, avait dû être cruelle."


Mais reprenons le fil de la scène. "Distractions de quoi ?" demande Theo.  Et Donna Tartt écrit que le visage de la mère se vida de toute expression, puis qu'elle "secoua la tête, de cette manière vive et enfantine qu'elle avait. "Non, j'ai parlé de distorsion spatiale et temporelle."

Sur ce, Theo affirme qu'il savait, ou du moins croyais savoir ce qu'elle voulait dire - "ce frisson de la déconnexion, les secondes manquées sur le trottoir comme un hoquet de temps perdu, ou encore quelques images coupées sur un film." Ces phrases m'évoquent irrésistiblement André Hardellet, dont j'ai assez souvent parlé ici. Dans son essai, Donnez-moi le temps, il décrit une expérience en termes  proches de ceux de Tartt :
"En marchant, je laisse le hasard me poser la main sur l'épaule ; tout à coup, ça fait tilt, je brûle. Un arbre, un balcon, un angle de rue, à côté desquels j'allais passer indifférent, se détachent, subissent une étrange mise au point." (...) C'est sans doute bien peu au cours d'une existence, mais ces secondes paradisiaques sont d'une intensité telle qu'on ne peut les oublier ; cela n'est comparable qu'à un orgasme spirituel qui irait croissant jusqu'à la perte de conscience, et l'expression mourir de joie prend ici toute sa valeur. (...) Quelques mots encore : toutes les descriptions que j'ai lues des "voyages" procurés par le L.S.D., le peyotl, etc., marquent clairement la différence avec mes petites excursions personnelles : les hallucinogènes vous introduisent dans un univers fantastique où, d'ailleurs l'enfer côtoie le paradis. Au contraire, dans mon cas, tout reste conforme, ou presque à la réalité que nous connaissons, mais une réalité rectifiée par un maître incomparable. A tel point que les épisodes les plus heureux de notre vie ordinaire n'apparaissent que comme des brouillons sans valeur. La nuance est à la fois sensible et considérable ; ceux qui ont contemplé le plus moderne de paysages de Vermeer - La ruelle - me comprendront."


Vermeer qui fut très certainement l'élève de Carel Fabritius. Mais c'est un autre peintre hollandais, beaucoup moins connu, Gérard Terborch, qui hante Le seuil du jardin, le formidable petit roman de Hardellet qui tint André Breton sous le charme "jusqu'à une heure avancée de la nuit". 
(A suivre), comme on dit dans les meilleurs feuilletons.

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