jeudi 28 décembre 2017

# 310/313 - Chuchotement secret venu d'une ruelle

" Quelle noblesse y a-t-il à rafistoler un tas de vieilles tables et de vieilles chaises ? Il est fort possible que ce soit corrosif pour l'âme. J'ai vu trop de successions pour l'ignorer. L'idolâtrie ! Trop se soucier des choses peut vous tuer. Si ce n'est que, si vous vous souciez suffisamment d'une chose, elle prend vie, non ? Et n'est-ce pas leur but, quand elles sont belles, de vous relier à une beauté supérieure ? Ces premières images qui font s'ouvrir votre coeur en grand et que vous passez le reste de vos jours à pourchasser, ou à essayer de retrouver, d'une façon ou d'une autre ? Parce que réparer les vieilles choses, les préserver, s'en occuper, en un sens, il n'y a pas de raisons rationnelles pour le faire..."

Donna Tartt, Le chardonneret, pp. 772-773.

C'est le vieux Hobie, le restaurateur de meubles, homme noble et généreux, qui parle à Theo Decker à la fin du livre. Car j'y suis parvenu à cette fin, après dix-huit jours d'une traversée contrastée, faite de calmes plats frisant l'ennui et d'extraordinaires embardées, qui à elles seules légitiment le voyage. Dans ce livre sombre, avec son personnage principal malmené, orphelin souffrant de stress post-traumatique, plongeant dans l'alcool et l'addiction, aimant une femme sans véritable espoir de retour, entraîné dans une dérive criminelle, perce néanmoins une lumière. Dont quelques personnes, comme Hobie, sont les passeurs. Et sans doute est-il le porte-parole de Donna Tartt quand il explique à Theo la raison qui fait aimer une oeuvre d'art :
" (...) si une tableau se fraie vraiment un chemin jusqu'à ton coeur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas "oh, j'adore cette oeuvre parce qu'elle est universelle", "j'adore cette oeuvre parce qu'elle parle à toute l'humanité". Ce n'est pas la raison qui fait aimer une oeuvre d'art. C'est plutôt un chuchotement secret venu d'une ruelle. Psst, toi. Hé, gamin. Oui, toi." Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée - le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un toucher de la taille d'une hostie entre la surface et son index. "Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j'en vois un autre, le livre d'art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu'un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l'esprit et le coeur sous toutes sortes d'angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J'ai été peint pour toi." [C'est moi qui souligne]
Je trouve ce passage extraordinaire. Et d'autant plus extraordinaire qu'il vient puissamment résonner avec ces phrases d'André Hardellet que j'ai déjà citées, extraites de son essai Donnez-moi le temps, mais que je redonne ici parce qu'il ne faut jamais regretter de relire et re-relire des fragments aussi éclairants sur ce qui véritablement représente ce sel de la vie qu'évoquait si bien Françoise Héritier :
"En marchant, je laisse le hasard me poser la main sur l'épaule ; tout à coup, ça fait tilt, je brûle. Un arbre, un balcon, un angle de rue, à côté desquels j'allais passer indifférent, se détachent, subissent une étrange mise au point." (...) C'est sans doute bien peu au cours d'une existence, mais ces secondes paradisiaques sont d'une intensité telle qu'on ne peut les oublier ; cela n'est comparable qu'à un orgasme spirituel qui irait croissant jusqu'à la perte de conscience, et l'expression mourir de joie prend ici toute sa valeur. (...) Quelques mots encore : toutes les descriptions que j'ai lues des "voyages" procurés par le L.S.D., le peyotl, etc., marquent clairement la différence avec mes petites excursions personnelles : les hallucinogènes vous introduisent dans un univers fantastique où, d'ailleurs l'enfer côtoie le paradis. Au contraire, dans mon cas, tout reste conforme, ou presque à la réalité que nous connaissons, mais une réalité rectifiée par un maître incomparable. A tel point que les épisodes les plus heureux de notre vie ordinaire n'apparaissent que comme des brouillons sans valeur. La nuance est à la fois sensible et considérable ; ceux qui ont contemplé le plus moderne des paysages de Vermeer - La ruelle - me comprendront." [C'est moi qui souligne]
Donna Tartt a-t-elle lu Hardellet, auteur peu connu et dont je n'ai pas vu de traductions anglo-saxonnes ? J'en doute. Cela ne rend que plus étonnant cette association entre Vermeer et la ruelle dans le discours de Hobie. Mais achevons celui-ci :
"Et...oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s'est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d'objets fatidiques. Chaque marchand d'art et chaque antiquaire les reconnaît. Ce sont ces objets qui apparaissent et disparaissent. Pour quelqu'un qui ne serait pas marchand d'art, il ne s'agira peut-être pas d'un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s'accrocher et de se déchirer.
- Je croirais entendre mon père.
- Eh bien... formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu'a Dieu de rester anonyme ?
- Maintenant vous ressemblez vraiment à mon père.
- Qui peut dire que les joueurs ne sont pas mieux à  même de les comprendre que quiconque ? Une partie n'a pas de prix, si ? Le bien ne peut-il pas pénétrer parfois par des portes dérobées ?" (pp. 773-774, c'est moi qui souligne)
Donna Tartt ne donne pas la réponse à la question de Hobie sur la coïncidence. La maxime est souvent attribuée à Albert Einstein mais je me méfie : ce qui est certain c'est qu'avant lui,Théophile Gautier a écrit "Le hasard, c'est peut-être le pseudonyme de Dieu, quand il ne veut pas signer."(La Croix de Berny,  éd. Librairie Nouvelle, 1855, lettre III (« À monsieur le prince de Monbert »), p. 28.)

Recherchant l'auteur de cette citation, Dieu, le hasard, ou l'Attracteur étrange m'ont conduit  en tout cas vers un bel article d'une blogueuse, journaliste à Europe 1, Margaux Baralon, consacré au Chardonneret. Elle le termine par les derniers mots du livre, pleins d'espérance :
« J’ajoute mon propre amour à l’histoire des amoureux des belles choses, eux qui les ont cherchées, les ont arrachées au feu, les ont pistées lorsqu’elles étaient perdues, ont œuvré pour les préserver et les sauvegarder tout en les faisant passer de main en main, littéralement, leurs chants éclatants s’élevant du naufrage du temps vers la prochaine génération d’amoureux, et la prochaine encore. »
Allant par curiosité sur l'accueil, j'y découvre que le dernier billet, remontant au 9 octobre, a été consacré à Blade Runner 2049, de Denis Villeneuve, jugé moins réussi que "l'excellent Premier Contact", dont elle avait donné une critique au 14 décembre 2016. Film dont je rappelle qu'il constitua le second billet de cette longue chronique.
"Si Denis Villeneuve évite avec habileté de sombrer dans le larmoyant et le pathétique, c’est parce que le cinéaste, tandis qu’il boucle la boucle, suggère et ne montre pas. Premier contact devient sur la fin un film à trous, que le spectateur doit compléter -par ailleurs jolie métaphore du cinéma, le septième art étant autant affaire de champs que de hors champs, de vides que de pleins, de présence que d’absence. Le spectateur y parvient, le procédé marche, parce que le cinéaste ne fait jamais appel qu’à ce qu’il y a de proprement humain chez chacun d’entre nous pour comprendre les turpitudes intérieures de son héroïne : la conscience de la mort imminente qui, si forte soit-elle, n’entrave pas la fureur de vivre."
 
Encore un indice de ce bouclage sur le début de l'année : ce matin, dans mon fil FB, la revue en ligne Internetactu.net me signale un article de Ted Chiang sur l'intelligence artificielle. Or Ted Chiang (né en 1967) n'est autre que l'auteur de Histoire de ma vie, nouvelle qui a servi de base à Premier Contact. C'est la seule et unique fois de l'année où le nom de Ted Chiang est revenu sur mes tablettes.

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