lundi 26 février 2018

Pas de Laguiole en Pologne

Le mardi 30 janvier je m'étais rendu à pied à la gare, j'avais un peu d'avance et j'attendais donc dans le hall mon train pour Paris lorsque je m'aperçus en ouvrant la poche frontale de mon sac à dos que j'avais laissé à l'intérieur mon couteau Laguiole. Je l'avais acheté il y a bien des années, lors d'un petit séjour dans l'Aubrac, au village même de Laguiole, au magasin de la maison Glandières dont la marque distinctive est une tête de vache aux longues cornes caractéristiques de la race d'Aubrac. Je ne m'en sers pas beaucoup mais j'y tiens énormément, or, il était évident qu'il ne passerait en aucun cas le contrôle de sécurité de l'aéroport. Problème : je n'avais ni le temps de revenir à la maison, ni celui d'appeler quelqu'un pour qu'il vienne le récupérer. Je résolus alors d'aller à l'accueil de la SNCF et j'expliquai mon souci au jeune guichetier en costume et casquette de l'entreprise - tout à fait l'allure d'un chef de gare bien que je doute que ce soit vraiment là sa fonction -, pas du tout certain qu'il veuille bien se charger de conserver le couteau le temps de mon voyage. Il eut l'air un peu surpris de ma demande mais accepta volontiers, mit la chose dans une enveloppe kraft et il fut convenu que je repasserai à mon retour début mars.

En fait, j'oubliai à peu près complètement de revenir le chercher, et c'est seulement samedi dernier, alors que je reconduisais à la gare de bon matin mes quatre stagiaires espagnol(e)s, Sara, Maria, Paola et Alberto, de retour à Grenade après quatre semaines à Châteauroux (ils avaient été enchantés par les gens qu'ils avaient trouvés "très gentils" mais avouaient que le froid castelroussin avait été la chose la plus difficile à affronter), oui c'est seulement ce matin-là, juste après avoir les avoir aidés à hisser leurs grosses valises dans les trois voitures différentes où ils avaient réservé leurs places en ligne, juste après les avoir salués une dernière fois, que je m'avisai que le chef de gare (ou son représentant) qui donnait le coup de sifflet du départ n'était autre que le cheminot à qui j'avais laissé mon Laguiole en garde. Le convoi parti, je le rappelai à mon bon souvenir sur le quai même. Un mois avait passé mais il se souvenait parfaitement, semble-t-il, et il me donna sans plus de formalité l'enveloppe où le couteau avait attendu mon retour. Je le remerciai avec le plus de chaleur qu'il m'était possible d'exprimer en ce début de journée glacial.

Voilà, c'est aussi simple que cela, et cette petite histoire sans drame et sans moralité apparente ne méritait peut-être pas qu'on y consacrât autant d'attention, mais quelque chose en elle me laissait rêveur : par le biais de ce couteau se croisaient des espaces géographiques, des paysages, des temps, qui, un instant avant, n'avaient rien en commun : l'Aubrac et ses plateaux d'immense horizon arpentés autrefois avec les enfants ; Grenade avec l'Alhambra et l'Albaicín où j'avais erré avec tant de ferveur dans un autre février inoubliable ; et Varsovie bien sûr où la lame d'acier ne pouvait être reçue. Et tout cela consonait à partir d'un même lieu - une gare -, en un même moment du jour - le matin. Triple unité, chose, lieu, temps, couteau, gare, matin, du bleu cachet à la rougeur du palissandre exalté dans les plis du kraft.



mardi 20 février 2018

Jan III et la petite Marie

Bus 116 pour rejoindre de bon matin et sous un ciel bleu inespéré le quartier de Wilanów au sud de Varsovie. Une dizaine de kilomètres par de longues avenues rectilignes. Il est à peu près dix heures quand je descends à l'arrêt, j'ai donc à peu près deux heures devant moi pour visiter le palais du roi Jan III Sobieski, héros national polonais pour avoir notamment vaincu les Turcs à Vienne en 1683. Je n'ai pas appris ça sur place, je ne fais que recopier la notice de Wikipedia. Ah c'est bien la peine d'avoir fait tous ces kilomètres quand le renseignement était à portée de clic, dira-t-on fielleusement. Certes, mais si je n'étais pas allé là-bas jamais je n'eusse consulté ladite notice. Le voyage attise le désir de savoir, pas une ligne dans l'Histoire de France sur Jan III Sobieski (et pas grand chose sur la Pologne en général), et pourtant ce roi (qui fut élu, lui, et non advenu au pouvoir par l'hérédité) prit pour femme une française, Marie Casimire Louise de La Grange d'Arquien, née à Nevers le 28 juin 1641, fille d'Henri Albert de La Grange d'Arquien, issu de la moyenne noblesse du Nivernais, dixit Wiki, et de Françoise de La Châtre. Eh oui, de La Châtre, le monde est petit.

Portrait de la reine Marysieńka avec ses enfants, Jerzy Siemiginowski-Eleuter, 1684 (dans le fond, le buste de Jan III Sobieski)
Je lis aussi que dès l'âge de cinq ans, elle accompagne comme dame de compagnie Marie-Louise de Gonzague-Nevers, qui devient reine de Pologne en épousant successivement Ladislas IV et Jean II Casimir. Décidément, on aimait bien les Françaises à la Cour de Pologne. Jan Sobieski n'est d'ailleurs pas le premier mari de Marie Casimire, elle est d'abord mariée à un autre Jan, Jan Sobiepan Zamoyski, dont elle a quatre enfants, tous morts jeunes. Quand ce premier Jan meurt en 1665, elle peut alors épouser Sobieski le 5 juillet de la même année (ça n'a pas traîné). "Ils ont ensemble quatorze ou quinze enfants, dont seuls quatre survivent." Significatif cette incertitude sur le nombre d'enfants, et incroyable quand on y pense cette hécatombe de morts en bas âge, même dans ce milieu hautement favorisé de l'époque.  Marie Casimire est morte vingt ans après Jan (mort précisément à Wilanów), en 1716, à Blois, mais sa dépouille a ensuite été ramenée en Pologne pour être enterrée auprès de son époux dans la cathédrale du Wawel à Cracovie. Il faut dire que sa cote de popularité était forte, on la surnommait amicalement Marysieńka (Petite Marie).

Palais de Wilanów, 31 janvier 2018 (il n'y avait pas foule ce jour-là).
Bon, je ne pensais pas m'attarder si longtemps sur les premiers occupants du site, mais ce lien ancestral entre France et Pologne bien marqué par ces alliances nobiliaires me laisse rêveur quand on voit maintenant le peu de place que tient la langue française en Pologne. Au temps de Marie-Casimire, j'imagine qu'elle devait être très présente, or, ce 31 janvier, m'adressant aux gardiens du palais, je n'en trouvai pas un, à l'entrée, au vestiaire ou dans les salles, qui semblât posséder ne serait-ce que quelques rudiments. Il vaut mieux d'une façon générale, à Varsovie, maîtriser la langue de Shakespeare plutôt que celle de Molière.

Je ne vais pas vous faire la recension complète de la visite, ce serait bien fastidieux. Je ne parlerai là que de la porcelaine. Oui, cette fameuse porcelaine qui m'occupe si fort (devrais-je créer le hashtag #balancetaporcelaine ?) depuis la lecture du livre magnifique d'Edmund de Waal. J'en découvris toute une riche collection dans les premières salles de ce palais-musée, avec, en particulier, des pièces chinoises de grande valeur, comme ce Bouddha hilare.


Je repensai en déambulant devant ces vitrines (fort bien gardées - d'une manière générale, ce matin-là, il y avait plus de gardiens que de visiteurs, pratiquement un par salle), à toutes ces occurrences que j'avais relevées, du thème de la porcelaine dans le roman de Donna Tartt, Le Chardonneret, oui encore lui, pas moins de neuf, dont celle-ci, page 449 :

"Poser un pied dans l'entrée revenait à s'avancer sous le portail qui ramène à l'enfance : porcelaines chinoises, tableaux de paysages éclairés, lampes tamisées aux abat-jour de soie, tout était exactement comme quand Mr. Barbour m'avait ouvert la porte le soir où ma mère était morte." [C'est moi qui souligne]
Que la porcelaine arrive première dans cette description d'un lieu-phare pour le narrateur ne doit rien au hasard, on la retrouve un peu plus tard, comme signe symbolique majeur associé à son futur mariage avec Kitsey, la fille du couple Barbour :
"Des heures durant, nous avions arpenté d'un pas lourd le cinquième étage, avec une conseillère nuptiale à nos basques qui essayait tellement d'offrir un Service Parfait et de nous aider à arrêter nos choix que je n'ai pu m'empêcher de me sentir un tantinet harcelé ("un motif de porcelaine devait signifier "ce que nous sommes en tant que couple"... c'est une affirmation importante de votre style") [...]  La porcelaine... (la consultante nuptiale a passé un doigt manucuré de manière neutre sur le pourtour de l'assiette). J'aime que mes couples voient la belle argenterie, le cristal fin et la porcelaine fine comme le rituel de fin de journée. Du vin, des distractions, la famille, la convivialité. Un service de porcelaine fine est un moyen idéal d'injecter chaque jour du style et de l'idylle dans votre union." (pp. 514-515)
Et sans doute y eut-il aussi lors du mariage de Jan et de la petite Marie une semblable attention à la porcelaine. En tout cas, c'est bien ce qui se passa en janvier 1747, avec le mariage de Marie-Josèphe, la fille de Auguste III, roi de Pologne et électeur de Saxe, avec le fils unique de Louis XV. A cette occasion, les deux Cours firent assaut de cadeaux prestigieux : la cour de Saxe offrit la première des porcelaines de la manufacture de Meissen uniques en Europe, tandis qu'au printemps 1749 Marie-Josèphe envoya à son père un bouquet de porcelaine, le « Bouquet de la dauphine » qui "était, selon Julia Weber, moins le geste d’une fille pour son père que la réponse de la cour de France au cadeau de Dresde. Une réponse qui devait prouver la capacité de la manufacture de Vincennes à concurrencer Meissen" (créée seulement en 1740, elle avait bénéficié dès l'origine de la protection royale). "Le mariage entre la fille d’Auguste III et le fils de Louis XV, conclut Julia Weber, marque le départ d’une véritable compétition entre Meissen et Vincennes. Cette dernière s’exprime dans un échange non verbal, celui de cadeaux royaux. D’après le marquis d’Argenson, Louis XV gagna le dernier point, le 25 janvier 1754, il écrivit dans son journal : « On voit un beau service que Sa Majesté envoie au Roi Auguste de Saxe comme pour le braver ou l’insulter lui disant qu’on a surpassé même sa fabrique ».

Il faut dire que ce roi Auguste III transpire la vanité par tous les pores. Je regrette de ne pas avoir photographié la porcelaine qui le représente de pied en cap (je ne parviens pas à en retrouver d'exemple sur le net), mais dans plusieurs tableaux, on retrouve son air infatué :



Sur les pièces, il n'est pas mal non plus.

Notons tout de même que par sa fille Marie-Josèphe dont il était question précédemment, il était le grand-père des rois de France Louis XVI, Louis XVIII et Charles X.
Dernière curiosité, le maréchal de France Maurice de Saxe (1696-1750) est son demi-frère adultérin. Or, Maurice de Saxe n'est autre que l'arrière-grand-père d'Aurore Dupin (1804–1876), autrement dit George Sand, par sa fille naturelle Marie-Aurore de Saxe.

samedi 17 février 2018

Flaque 2


La pluie ce miracle
qui pour l'aveugle
fait à nouveau
exister le monde

gouttes dans la circonférence des lampadaires
cristaux liquides sur la branche
réseaux de flaques
aux accidents du bitume
vivantes surfaces
crépitements de la tôle

La pluie amante de la nuit
musique ébréchée du désir

Des autos sombres se dérobent dans la brume
emportant des femmes
qui ne sont plus fatales
que dans les rêves

Les claviers font surgir des phrases neutrinos
qui nous transpercent sans bruit
Nous n'en captons que l'onde mourante
l'ombre d'un frisson
la  mélopée longue
d'un scribe alcoolique
d'anonyme amertume

Je n'ai rien vu que le dessin des rails sur le pavé
la trace dernière d'un tram entravé
un chien traînant dans un parc
rien entendu que le râle
d'un bloc de neige sale

Derrière nos doubles vitrages
des harponneurs de néant
nous ne percevons plus la rage

Nous n'entendons plus la houle
des grimpeurs de silence
qui hissent sous l'averse
la fractale facture
de leurs blessures


vendredi 16 février 2018

En Suède, c'est-à-dire nulle part

Une nouvelle manifestation du binôme Suède-Pologne, épinglée dans Télérama le 14 février.

Le sous-titre du spectacle décalque évidemment la notation d'Alfred Jarry pour Ubu Roi :

Libre-Théâtre : "La pièce est créée le 10 décembre 1896 au Nouveau-Théâtre à Paris avec Firmin Gémier et Louise France. Le soir de la première,  Jarry lit un discours introductif d’une voix quasiment inaudible des spectateurs, où il annonce que l’action se passe « en Pologne, c’est-à-dire nulle part »."



mercredi 14 février 2018

Du Lieu Tranquille à la Baltique

Il y a des jours où la Baltique est un toit immobile, infini.
Rêvez alors, en toute innocence, de quelque chose qui 
   rampe sur ce toit et tente de démêler les cordes des
   drapeaux,
qui tente de hisser
le chiffon -
ce drapeau si froissé par le vent, enfumé par la cheminée
   et blanchi par le soleil qu'il pourrait être à tout le monde.

Mais la route est encore longue jusqu'à Liepāja.

Tomas Tranströmer, Baltiques, Poésie/Gallimard, p. 199.

Je venais juste de poster l'article précédent, où il avait été question de l'île de Fårö en mer Baltique, lorsque je découvris la double page de l'Atlas de l'eau et des océans (Hors-série Le Monde/La Vie) consacrée précisément à la Baltique. Pour information, je ne lis cet atlas que dans ce que Peter Handke a nommé le Lieu Tranquille (motif de l'un de ses courts essais). La coïncidence était belle, mais je ne l'aurais peut-être pas rapporté avec ce détail si l'écrivain autrichien n'avait pas en quelque sorte donné ses lettres de noblesse à l'humble pièce où nous soulageons régulièrement nos entrailles, et puis je m'aperçois, en relisant pour le coup quelques-unes de ses pages, que le texte de Handke n'est pas lui-même sans lien avec le film de Bergman :
"Et je ne m'aperçois qu'à présent , longtemps après coup, que j'ai oublié de raconter ce qui fut la raison principale, la plus puissante, qui m'a poussé à écrire cet Essai sur le Lieu Tranquille : ces transitions, inopinées, du mutisme, des instants où j'étais frappé de mutisme, au retour de la parole et du langage - sans cesse vécus, et avec toujours plus de force dans le cours de ma vie, au moment où je refermais et verrouillais derrière moi la porte en question, seul avec le lieu et sa géométrie, loin des autres.
Dehors : devenir muet. Muet. Rester sans voix. Sans voix. Perdre le langage. Perte du langage. Rendu laconique par les mots et les paroles des autres, réduit par eux au silence - appauvri - sclérosé. Non seulement plus un mot ne passe les lèvres, mais, plus grave, ils n'agissent plus dans le coeur, le sang, les poumons où je ne sais où. Tout au plus, atone et inaudible, un :"Il faut que j'aille au petit coin !" (pp. 87-88)
Comment ne pas penser bien sûr au mutisme d'Elisabet Vogler, jouée par Liv Ullmann ?


Mais revenons à l'atlas : j'y apprends que la Baltique s'affirme de plus en plus comme un carrefour stratégique entre Europe, Asie et Arctique. Je lis aussi que "l'accumulation de tensions mineures a fini par former un climat géopolitique bouillonnant incitant la Suède à remilitariser l'île de Gotland." Gotland, l'île où Andreï Tarkovski a tourné Le Sacrifice.


L'île de Gotland qui n'est séparée de l'île de Fårö que par quelques minutes de bac. Bergman y débarqua pour la première fois en avril 1960 (l'année de ma naissance). Encore était-ce à contrecoeur : alors qu'il voulait tourner les extérieurs de son film  Comme en un miroir dans les Orcades, en Écosse, ses producteurs, en quête d'économie, lui avait suggéré cette île plate, minuscule (102 km²), toute en lacs, rochers et récifs.  Ce fut pour lui un vrai coup de foudre. En 1741, Carl von Linné l'avait précédé, mentionnant dans ses carnets un arbre séculaire, Ava eken (le chêne d'Ava) toujours visible dans la cour d'une ferme. Plus tard le cinéaste fit construire une maison, et c'est là qu'il mourut en 2007.
Je n'en avais pas terminé avec la Baltique. Sur Arte, le même soir, était programmé le premier volet d'un documentaire sur les rivages de la Baltique, du Danemark à la Lettonie. Les rives polonaises entraient donc dans ce périple. Je m'abandonnai à la vision de ces paysages magnifiques, falaises et longues plages de solitude, sursautant tout de même quand le commentaire évoqua l'isthme de Courlande, cette grande lagune terrain de chasse des pygargues à queue blanche. Courlande, c'était le titre du livre de Jean-Paul Kauffmann trouvé dans la boîte à livres du parc Balsan. Courlande, province de Lettonie, autrefois Grand-Duché, pays qui fut presque indépendant, occupé et interdit d'accès par les Soviétiques jusqu'en 1991, où Kauffmann part sur les traces d'un amour de jeunesse.
Kauffmann dont l'attirance pour les parages de la Baltique n'est plus à prouver : ici même, j'ai assez longuement évoqué un autre de ses livres, Outre-Terre, où il revient sur les traces de la bataille d'Eylau dans l'enclave de Kaliningrad, l'ancienne Königsberg.


Mais la route est encore longue jusqu'à Liepāja, écrit le grand poète suédois Tomas Trantrömer. Liepāja, port de Courlande, situé, écrit Kauffmann, sur une langue de sable entre la mer et un lac, à l'embouchure du fleuve Liepa. C'est de Liepāja que partirent la plupart des émigrants vers les Etats-Unis,  les Juifs de Russie fuyant les pogroms, dont beaucoup se fixèrent à New York. C'est de Liepāja aussi que Blaise Cendrars s'embarqua en 1911 sur le Birma pour son premier voyage transatlantique.

J'ai adoré ce livre, comme tous ceux de Kauffmann que j'ai déjà lus. Chaque fois c'est une quête à laquelle nous sommes conviés, une recherche de traces le plus souvent vaine et peu spectaculaire mais malgré tout étrangement palpitante, entre humour et mélancolie, dans l'ombre portée des tragédies de l'histoire. A Varsovie, je n'avais jamais été aussi près de la Courlande, un train y menait peut-être, sans doute, en quelques heures.

Il n'en était pas question, j'avais une mission à remplir. Quand je m'éveillai le mercredi matin 1er février, le ciel était bleu, il me semblait ne pas en avoir vu un comme ça en janvier. J'avais eu des visions de Sibérie, mais j'étais en Provence (enfin pas celle de Pagnol, celle, plus âpre et venteuse, de Giono). Il me fallait me rendre dans le quartier de Wilanow, au sud de la ville. Le rendez-vous n'était qu'à 12 h 30, aussi m'avait-on conseillé la visite du palais Wilanow, la résidence d'été au 17e s. du roi Jean III Sobieski. Docilement je m’exécutai.


lundi 12 février 2018

Un vieux truc polack

Je me sentais bien dans cet appartement  au cœur de la ville. Et je n'avais pas très envie de ressortir dans la nuit et le froid. Bon, j'ai voulu fermer les volets, ou descendre les stores, mais il n'y avait ni stores ni volets. Ce n'était pas une particularité de l'immeuble mais, je m'en avisai par la suite, un trait commun aux habitations polonaises. Il y avait juste le rideau, loin d'être opaque, mais comme il n'y avait pas vraiment de vis-à-vis, ce n'était pas dérangeant.
Je n'avais qu'un paquet de gâteaux amené de France, il me fallait tout de même faire des courses. J'aurais pu aller au restaurant, mais je ne me sentais pas le courage ce soir-là de pénétrer seul dans un établissement étranger. La vieille timidité de l'enfance remontait en surface. La timidité est comme le bégaiement, on n'en guérit jamais totalement : on peut la dominer, l'avoir domptée à force de théâtre et de contacts avec le public, avoir réussi à la rendre à peu près imperceptible (et je pense que certaines personnes seront étonnées de cet aveu de timidité), mais elle demeure tapie dans les recoins de la psyché, n'attendant qu'un environnement moins familier pour vous paralyser ou du moins réfréner vos mouvements, doper votre anxiété. Ce soir-là, je me limitai donc à pénétrer dans une de ces supérettes Rossmann que j'avais repérée sur le chemin. J'y achetai du shampoing (le mien n'avait pas passé la barrière de sécurité à l'aéroport), une part de pizza, une pâtisserie ronde au chocolat dont j'ai oublié le nom, et une bouteille d'eau minérale. Pas tout à fait la grande sobriété, mais presque.

Juste à côté de l'appartement, 10 rue Miodowa, un palais chopinesque (avec une inscription en français, c'est rare).
Ce n'est pas un 19 décembre, mais deux jours plus tôt, le 17 décembre, que j'avais noté sur le cahier bleu (mais cela je l'ai remarqué seulement au retour)  deux références très laconiques à la Pologne et à la Suède dans Le chardonneret de Donna Tartt :
p. 540 → "Un vieux truc polack"
Suède → p. 542
Replongeons donc dans l'ouvrage qui m'a tant occupé à la fin de 2017, et qui ne finit donc pas de m'inspirer. La page 540 nous place au moment où Theo Decker, le personnage principal, retrouve de façon inattendue à Manhattan son ami de Las Vegas, Boris. Qui lui donne rendez-vous un peu plus tard :
"Me jetant un coup d’œil, Myriam a dit quelque chose en ukrainien. Il y a eu un bref échange. Puis elle a glissé son bras sous le mien d'une manière curieusement intime et m'a emmené plus loin dans la rue.
"Là." Elle a tendu un doigt. "Tu descends par là, quatre-cinq rues. Il y a un bar, sur la 2ème Avenue. Un vieux truc polack. C'est là qu'il te retrouvera."
V

Près de trois heures plus tard, j'étais toujours assis sur une banquette en vinyle rouge chez le Polack, avec des illuminations de Noël qui clignotaient, un mélange énervant de punk rock et de musique de Noël genre polka qui beuglait dans le juke-box, j'en avais marre d'attendre et je me demandais s'il allait venir ou pas, ou si peut-être je devais rentrer chez moi."
Boris finit tout de même par le rejoindre. Il est très content de retrouver Theo, lui raconte qu'il est marié avec Astrid, une suédoise dont il a deux enfants, des jumeaux qu'il voit peu. "Astrid et les enfants vivent à Stockholm la plupart du temps. Parfois elle vient skier à Aspen  pour le hiver... Elle était championne de ski, qualifiée pour les jeux Olympiques à dix-neuf ans..."
Theo est incrédule, les enfants sont à ses yeux "bien trop blonds et aimables pour avoir un quelconque rapport avec Boris".
"Oui, oui, a enchaîné ce dernier, l'air très sérieux en hochant la tête avec vigueur. Elle a besoin d'être à un endroit où on peut skier et, tu me connais, moi je déteste la putain de neige, ha ! Son père était très très à droite... un nazi, en fait. Je pense... pas étonnant qu'Astrid a des problèmes de dépression avec père comme lui ! Quel vieux connard haineux ! Mais ce sont des gens très malheureux, tous, ces Suédois. Une minute ils rient et ils boivent et la minute d'après... les ténèbres, pas un mot. Dziekuje", a-t-il lancé au serveur qui avait réapparu avec un plateau de petites assiettes : du pain noir, une salade de pommes de terre, deux sortes de harengs, des concombres à la crème aigre, du chou farci et des oeufs marinés." [C'est moi qui souligne]
Comment ne pas penser en lisant ces lignes à Ingvar Kamprad, le fondateur d'Ikea, et à Per Engdahl, le chef de file des nazis suédois ?
Comment ne pas voir aussi dans ce fragment de phrase les ténèbres, pas un mot, un écho à Persona, le film de Bergman, alors que j'ai découvert sur mon mur ce statut posté par Stéphanie renvoyant à un article de Frédéric Strauss dans Télérama  ?


Pas un mot ne peut que résonner avec l'argument même du film : une actrice, Elisabet Vogler, qui soudainement perd la voix lors d'une représentation d'Electre. Mutisme qui perdurera et la conduira à l'hôpital puis dans sa résidence sur l'île de Fårö, en compagnie d'Alma, son infirmière (Bibi Andersson). Fårö qui se trouve en mer Baltique (sous-titre de l'article : Miracle sur la Baltique), la mer intérieure qui relie (ou sépare) les deux pays que sont la Suède et la Pologne. Fårö, "territoire mental où la raison s’échappe, écrit Olivier Bitoun, où la folie peut à tout instant contaminer chaque chose. Un espace à la réalité mouvante qui épouse les circonvolutions des rêves et des fantasmes. Un monde-cerveau, comme on dit à propos des œuvres de Kubrick. Un monde replié sur lui-même, cerné par la mer, une émanation de la psyché d’Elisabet Vogler et des barrières qu’elle s’est construites."
Ailleurs, le même parle de l'enfant qui "caresse le visage de sa mère projeté sur un écran géant, deux visages se confondent et ne font plus qu’un."Et c'est le motif de la mère et du fils, entrevu avec Audeguy, Handke, Barthes, Perec, mais aussi chez Donna Tartt dans Le chardonneret, qui resurgit également.


Motif de la relation mère-fils que je retrouve enfin dans l'ouvrage d'Aharon Appelfeld, que j'ai emporté ici à Varsovie. La chambre de Mariana. Mon seul viatique littéraire, trouvé dans la boîte à livres installé par le Lion's Club à l'entrée du parc Balsan. A mon premier passage, j'en avais profité pour l'abonder de quelques livres dont je voulais me séparer, en échange de quoi j'avais récupéré Courlande de Jean-Paul Kauffmann (dont j'aurai à reparler). Le livre d'Appelfeld était déjà présent, mais je l'avais délaissé. Ce n'est patiquement qu'au moment de partir que s'est imposée à moi l'idée que c'était très précisément ce livre que je devais emporter avec moi en Pologne, que c'est dans ce pays que je devais le lire. Bien qu'il ne parle pas de la Pologne, que d'ailleurs l'action n'y est pas clairement située dans l'espace (mais on sait que Mariana, la prostituée qui recueille le jeune juif Hugo, confié par sa mère, dans un réduit de la maison close où elle travaille, est une paysanne ukrainienne.)
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine : la même ville natale que Paul Celan.
Alors oui, j'ai commencé le livre ce soir-là, 12 rue Miodowa. Et je le terminai la troisième et dernière nuit.



samedi 10 février 2018

Cyrla/Persona

Je me souviens que dans l'appartement au rez-de-chaussée de la rue Miodowa à Varsovie une grande photo de gondoles vénitiennes trônait au-dessus du lit-divan.

Si je me permets ce petit clin d'oeil à Georges Perec, c'est que l'écrivain était lui aussi un fil qui me rattachait à la Pologne. Son père, Icek Peretz, et sa mère, Cyrla Szulewicz, sont tous les deux juifs d'origine polonaise. Engagé volontaire contre l'Allemagne en 1939, Icek Peretz est mortellement blessé par un obus le 16 juin 1940. En 1941, Cyrla envoie Georges, par un train de la Croix-Rouge, en zone libre, à Villard-de-Lans, où résident sa tante et son mari, Esther et David Bienenfeld. C'est là qu'il est baptisé et que son nom, francisé, devient Perec. Cyrla est arrêtée et internée à Drancy en janvier 1943, puis déportée à Auschwitz le 11 février de la même année. Cette date, et singulièrement le nombre 11, ne cessera plus de revenir dans l’œuvre de Perec.

Cette histoire de gondoles vénitiennes n'est pas une invention, et je vais le prouver. J'ai filmé l'appartement juste avant de partir (car sans doute n'y reviendrai-je jamais). Et je dois ajouter que ça n'a pas grand intérêt, ces deux minutes dans un banal environnement, mais en le faisant, j'ai songé à Alain Cavalier qui, à l'occasion d'une rétrospective de son oeuvre à la Cinémathèque, en 2012, avait tenu à accompagner personnellement chacun de ses films, en conversant avec le public : chaque soir, dans sa chambre d'hôtel, il revenait sur ces "conversations" avec une vidéo. J'avais beaucoup aimé ces dialogues intimes dans le cadre trivial de cette chambre d'hôtel, et j'avais chroniqué chacun de ces rendez-vous. Depuis les vidéos ont changé d'adresse et mes articles sont donc amputées de la partie la plus intéressante, mais je les laisse néanmoins en ligne. C'est un jeu avec l'absence, la trace d'un intérêt ancien.*De mémoire, ce qui me touchait c'est le ton employé par Cavalier, très loin d'une docte péroraison sur son œuvre : non, c'était son parler simple sur les acteurs, les lieux, les ambiances liés aux souvenirs de chaque film, mêlé aux considérations du moment, les problèmes de santé, le médicament à prendre. L'art le plus haut se conjuguait à ce que Perec nommait l'infra-ordinaire. Je vous offre donc ici (ou vous inflige, ce serait plus juste) deux minutes vingt d'infra-ordinaire.**





Il y a trois jours, la Suède sonnait encore au portillon. Ce n'était pas un illustre inconnu, loin de là, c'était même un grand cinéaste, un des plus grands cinéastes qui fût jamais, Ingmar Bergman lui-même. Arte rediffusait Persona, son chef d'oeuvre de 1966, précédé d'un documentaire sorti en 2016, Persona, le film qui a sauvé Ingmar Bergman, excellente analyse de cette période-charnière pour le réalisateur, en proie à une crise profonde.


Je n'avais jamais vu ce film (qu'Arnaud Desplechin place dans les dix plus grands films du cinéma de tous les temps, c'est dire si mes lacunes cinéphiliques sont abyssales), et malgré l'heure très tardive, j'ai été saisi par la puissance des images, la photo somptueuse de Sven Nyqvist (qui travaillera plus tard sur le dernier film de Tarkovski, Le Sacrifice, filmé comme Persona sur une île de la Baltique), l'inventivité formelle et l'intensité des rapports entre les deux actrices.
Mais le film qui, déjà en lui-même m'était une révélation, se chargea pour moi d'un sens plus troublant encore lorsque Liv Ulmann regarde la célèbre photo du petit garçon levant les mains en l'air dans le ghetto de Varsovie.


Ce couple Suède-Pologne que je ne cesse de rencontrer en cette période s'exprime ici avec une grande économie de moyens, sans aucun dialogue. Ce qui relie les deux pays, les deux espaces, c'est bien avant tout cette question de l'extermination des Juifs. Elle n'a jamais cessé non plus d'être en filigrane de mon séjour là-bas. Le ghetto n'existe plus, les vestiges en sont infimes, mais la mémoire n'en est pas perdue pour autant, malgré les récentes dispositions légales du nouveau gouvernement polonais (mais je reviendrai là-dessus un de ces jours prochains).

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*  Par ailleurs toutes les vidéos sont encore disponibles sur le site de la Cinémathèque. Je pourrais sans doute les réintégrer dans le corps des chroniques, mais je n'en ai pas le courage. 

** En relisant quelques-unes de ces chroniques de 2012, je suis retombé sur le site Beauty will save the world. La page d'accueil s'ouvrait sur un poème de Khlebnikov mais, remontant deux jours plus tôt, j'eus la surprise de voir mis en ligne le premier poème de Renverse du souffle, de Paul Celan.

TU PEUX en confiance
m’offrir de la neige :
chaque fois que j’ai, épaule contre épaule,
avec le mûrier traversé l’été
sa dernière feuille
criait.

*
DU DARFST mich getrost
mit Schnee bewirten:
sooft ich Schulter an Schulter
mit dem Maulbeerbaum schritt durch den Sommer,
schrie sein jüngstes
Blatt.

mercredi 7 février 2018

Elégie/Varsovie

16 h 30 et des poussières, et il fait déjà nuit sur Varsovie. L'heure est la même qu'en France mais nous sommes bien plus à l'est. Impression d'un retour dans le temps, dans le tréfonds de décembre. Le bus 175 s'emplit peu à peu de Varsoviens silencieux, la plupart occupés comme chez nous par le rectangle noir de leur smartphone. Il faut que je me débarrasse d'une vieille imagerie soviétique qui continue d'influencer mes représentations de l'Europe de l'Est. Une voix synthétique égrène le nom des stations, dont la liste se déploie sur un affichage numérique ultra-moderne ; de hauts buildings avec des enseignes luminescentes s'élèvent au fil des quartiers traversés. C'est ça la Pologne d'aujourd'hui, pas celle où l'on faisait la queue des heures pour acheter des chaussures en carton. Je descends place Pilsudskiego.

En France, les lumières de Noël ont été remisées au placard, ce n'est pas du tout le cas ici, en tout cas dans le centre de la ville, où tous les arbres sont caparaçonnés de guirlandes, où tout flamboie et s'illuminoie. Est-ce pour contrecarrer cette nuit trop prompte à engloutir le jour ? Désir de prolonger la fête et de nier la tristesse des lendemains ? Je ne sais, et suis bien incapable de m'en inquiéter auprès de quelque passant, n'étant nanti que des quelques mots que Nunki Bartt avaient encore dans sa besace, souvenirs de ses campagnes viticoles avec des saisonniers polonais.


A partir du moment où j'ai accepté le principe de ce voyage (qu'on m'a proposé, ce n'est pas moi qui en ait eu l'idée), la Pologne m'a fait signe (ou sans doute ai-je été plus attentif à tout ce qui pouvait y avoir trait). Ce fut d'abord le livre de Stéphane Audeguy, Une mère, mi-décembre. J'en ai parlé ici, de cette mère, fille de réfugié polonais, portant le nom de Sabine Sobczak dont j'écrivais qu'elle ne partait pas avec tous les atouts dans sa manche : "Elle n'avait pas trois ans quand le pays d'origine de ses parents disparut de la carte de l'Europe."

Je n'ai pas mentionné en revanche qu'à la même période je tombai sur un entretien récent (datant du 17 décembre 2017), donné au Point par l'écrivain autrichien Peter Handke, à l'occasion de la parution chez Gallimard de son Essai sur le fou de champignons. Toutefois ce n'est pas cet ouvrage qui m'a retenu sur l'instant mais la mention qu'il fait d'un livre beaucoup plus ancien, Le Malheur indifférent :
"Dans vos livres, à l'inverse, vous bannissez toute résolution finale…
C'est vrai, chacun de mes récits a des fins qui ne sont pas des fins, mais des ouvertures. Sauf le livre sur ma mère, sur sa vie et son suicide, pour lequel il était difficile de trouver une ouverture…

Ce livre sur votre mère, Le Malheur indifférent, vous l'avez écrit quelques semaines seulement après les faits, en 1972…

C'est un livre qui a été écrit dans une grande urgence, une grande nécessité. J'y étais poussé par une sorte de force. C'était tout de suite après sa mort parce que je me suis dit que si j'attendais, ça deviendrait un livre comme il y a tant, de simples Mémoires."
La résonance avec le livre de Stéphane Audeguy était trop forte pour que je laisse passer ça : je commande aussitôt l'ouvrage. Le 23 décembre, je poste donc l'article sur Une mère. Le 27, je reçois un sms de l'amigo Nunki Bartt :


Je ne l'avais pas lu, mais ce second écho me confirma que je tenais bien là une piste sérieuse.

Le sous-titre du livre de Audeguy était Élégie. "Une affection émue", selon l'auteur lui-même. Norbert Czarny*, dans un bel article de L'école des lettres, rappelle que selon les dictionnaires l'élégie est un chant de mort qui évoque la souffrance amoureuse : "On peut ainsi songer à certains poèmes de Hugo, de Rilke, au « Nous deux encore », de Michaux. Audeguy cite Ponge et envisage la forme autrement. Hommage à sa mère, à la vivante qu’elle a été, il en aime surtout la liberté :

« La Beauté m’a toujours paru liée à la liberté ; en ce sens précis, mon travail d’écrivain est lié à ma mère – ce qu’elle ignorait précisément parce que la leçon de liberté qu’elle m’a donnée fit que ma vie personnelle, artistique et autre, n’a guère ressemblé à ses goûts, à ses idées en la matière –, si nous parlions ensemble avec plaisir, c’était précisément sur cet horizon de liberté. »

La mère, l'élégie, je retrouvais tout cela quelques jours plus tard, le 3 janvier précisément, à la lecture encore une fois de ce livre décidément surprenant, Le Conte du biographe, d'AS Byatt, qui m'entretint d'un autre Bartt :
"Je hais les photographies. J'ai ce qui correspond à une phobie des photographies. Je ne permets pas qu'on me photographie. (Il existe peu de gens qui pourraient songer à s'y risquer.) Roland Barthes avait raison, dans son livre sur la photographie, de dire que les photographies ont essentiellement partie liée avec la mort. Cette créature était vivante, et sera morte, dit une photographie, selon Barthes. Son livre est une élégie secrètement dédiée à sa mère, la photographie qu'il aime (et ne reproduit pas) la représente enfant, à une époque où elle existait et lui pas." (p. 185, c'est moi qui souligne)
Sur Barthes, j'avais moi-même écrit une chronique à propos de son Journal de deuil, consacré à la mort de sa mère qu'il chérissait plus que tout.

Bon, en tout cas c'est à une mère et à sa fille que je dois d'avoir trouvé sans trop de mal la rue varsovienne où je devais récupérer les clés de l'appartement réservé rue Miodowa. Je commençais à tourner pitoyablement en rond dans le quartier lorsqu'elles eurent pitié de moi, en butte au vent aigre, penché sur mon plan de l'office de tourisme de l'aéroport, et elles n'hésitèrent pas à se dérouter pour m'accompagner et me remettre sur le bon chemin.
Une demi-heure plus tard, après avoir franchi pas moins de trois portes au 12 rue Miodowa, je touchai au but. En ressortant pour aller faire quelques courses, je m'aperçus qu'une autre entrée était possible, une seule porte donnant sur une petite rue transversale, toute pavée, la rue Kapitulna, qui débouchait directement dans la vieille ville, le Stare Miasto. La suite au prochain épisode (neigeux).

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* Le nom même de Norbert Czarny me laisse subodorer une origine polonaise. Je n'ai pas trouvé de biographie explicite sur le net, néanmoins le premier roman publié par l'auteur, Les valises (Lieu Commun, 1988)  ne laisse guère planer le doute : "Un premier roman enveloppé de la grâce de l'enfance. Le narrateur, enfant, s'ennuie le dimanche mais il regarde avec intensité et étonnement l'étrange univers de la famille exilée de Pologne." « Copyright Electre

lundi 5 février 2018

Polska/Ikea

"Dans son Système de la Nature, en 1776, Linné déclarait :"Je sépare désormais les baleines des poissons." Mais je sais fort bien, d'après ce que j'ai pu apprendre moi-même, que jusque vers 1850, en contradiction formelle avec l'édit absolu de Linné, les requins et l'alose, la limande et le hareng partageaient toujours la possession des mêmes eaux que le léviathan.
Les raisons que pose Linné en expliquant pourquoi il lui a convenu de bannir les baleines du monde des eaux sont les suivantes : "Considérant leur cœur chaud et bivalve, leurs poumons, leurs paupières mobiles, leurs oreilles profondes, penem intrantem feminam mammis lactatem", et finalement : ex lege naturae jure meritoque. J'ai soumis le tout à mes amis Siméon Macey et Charles Coffin, de Nantucket, tous deux mes camarades de gamelle au cours d'une certaine croisière ; lesquels se sont accordés pour déclarer que les raisons ci-dessus avancées sont notoirement insuffisantes. Charley alla même jusqu'à insinuer, iconoclaste, que tout ça c'était de la blague."

Herman Melville, Moby Dick, p. 223 (Phébus, tr. Armel Guerne)

Le savant suédois Linné, apparu avec l'achat de la plaque émaillée 444 à la brocante des Marins de décembre, ayant donné son nom à la rue de Paris longtemps habitée par Georges Perec, repéré encore dans Le Conte du biographe de la romancière AS Byatt, Linné, donc, refaisait surface dans le chapitre 32 de Moby Dick, justement appelé "Cétologie". Le 29 janvier, j'écrivis dans le cahier bleu que la Suède était décidément omniprésente dans mon paysage intime. Outre Linné, il y avait cette auteure suédoise,  Elisabeth Åsbrink, avec son ouvrage 1947, L'année où tout commença, et le premier article du dossier de Philosophie magazine de février consacré à un sujet ô combien d'actualité - "Peut-on désirer sans dominer ?- qui commençait par le rappel d'une scène se déroulant au musée d'art moderne de Stockholm, tirée de The Square, le film du réalisateur suédois Ruben Östlund , Palme d'Or 2017 du festival de Cannes. A quoi il faut ajouter encore cette information glanée sur la biographie de Michel Foucault (mentionné en même temps que Linné dans le livre d'AS Byatt), dans un Hors-Série du même Philosophie Magazine : il fut nommé, en 1955, conseiller culturel à la Maison de France d'Uppsala (ville où décéda Linné). En 1957, il y accueillit Albert Camus qui venait de recevoir le prix Nobel.
Enfin, le clou de la série, la mort le 28 janvier du fondateur d'Ikea, Ingvar Kamprad, à l'âge de 91 ans, dans sa maison de la province du Smaland. Ce n'est pas le fait le moins important, on verra pourquoi.


Pourtant, en cette fin janvier, ce n'est pas la Suède qui est ma préoccupation principale, mais un pays proche, la Pologne, où je dois partir en avion pour un bref séjour, mon pied-à-terre étant réservé 12 rue Miodowa, près du centre historique de Varsovie. C'est la première fois que je vais découvrir un ancien pays du bloc de l'Est.

En attendant mon vol à l'aéroport de Roissy, je glane parmi les périodiques distribués gratuitement ce jour-là Le Monde et le New York Times (sérieux le gars, il y avait moins austère sur les présentoirs). Les deux journaux présentent un article bien documenté sur Ingvar Kamprad (ses initiales forment les deux premières lettres d'Ikea, créé en 1943, le E et le A rappelant Elmtaryd et Agunnaryd, la ferme familiale et le village où il a commencé son petit commerce, vendeur à vélo d'allumettes et de crayons  puis commerçant par correspondance).
Le gars Ingvar affectait un train de vie modeste, roulant dans une vieille Volvo, évitant les vols en classe business, dînant bon marché, faisant les soldes, affirmant qu'il n'avait pas de véritable fortune. "J'ai assez d'argent, disait-il, pour m'en sortir, mais le fait est que ce n'est pas moi qui possède l'argent, mais une fondation." Oubliant de préciser, note Olivier Truc dans Le Monde, qu'il contrôlait la fondation en question. Bref, un profil qui n'est pas sans rappeler ce pingre de Paul Getty dont je parlais l'autre jour.
En réalité, il avait une villa au-dessus du lac de Genève, un domaine en Suède et des vignes en Provence, et il conduisait une Porsche flambant neuve aussi bien que la vieille Volvo. C'était l'un des hommes les plus riches du monde qui a contribué par son œuvre, a affirmé le roi Carl XVI Gustaf, à faire connaître la Suède sur toute la planète. "Un Henry Ford suédois", a noté le journal Dagens Nyheter. Ce qui n'est pas mal vu quand on sait que Henry Ford  était un antisémite notoire, auteur de l'ouvrage Le Juif international (1921). «Ford a été un des mes principaux inspirateurs », déclara un jour Hitler, qui lui fit décerner, en 1938, la plus haute décoration civile du IIIe Reich. Ford, pas en reste, lui fit un cadeau de 35000 reichmarks en 1939 pour son anniversaire.

Henry Ford recevant la Grand Croix de l'Aigle des mains des officiels nazis (1938)
Si la comparaison avec Ford est justifiée, c'est que l'on sait depuis 1994, grâce au journal de Stockholm Expressen, que Kamprad avait rejoint le mouvement fasciste du suédois Per Engdahl en 1942. Il s'en était alors humblement excusé auprès de ses employés, regrettant "l'erreur la plus stupide de sa vie", expliquant qu'il avait été influencé par sa grand-mère allemande. Un profil bas qui masquait une implication plus grande qu'il ne voulait bien l'admettre. Il a été démontré qu'il avait gardé des contacts bien après 1945, organisé des réunions, recruté des membres et financé un parti néonazi avec les fonds d'Ikea. Dans une lettre de 1950 adressée à Per Engdahl, il affirme encore être fier de sa participation.
Il se trouve que Per Engdahl est un des personnages clés du livre d'Elisabeth Åsbrink. Il a aidé plusieurs milliers de nazis à quitter l'Europe, en particulier vers l'Argentine, où le président Perón les accueillait à bras ouverts, "non seulement en raison de sa sympathie idéologique, mais aussi par la vertu de juteuses compensations financières prises sur les fonds du Troisième Reich."
L'écrivaine est d'ailleurs citée dans un autre article connexe du Monde, signé par Anne-Françoise Hivert :
"Accusé de sympathies nazies pendant la seconde guerre mondiale, il s'était repenti auprès de ses employés, obtenant le pardon des Suédois. "De cette façon, note Elisabeth Arsbring [sic], à l'origine de certaines révélations, l'image de Kamprad et l'image de la suède continuent de se refléter l'une dans l'autre, sans ombre, sans honte et sans nécessité de s'expliquer sur son héritage."
C'est sur ces belles et réjouissantes considérations que je décolle vers Varsovie. Le plafond bas de nuages fait que je ne verrai rien des pays traversés. Au sortir de l'aéroport Frédéric Chopin, la bise me cueille à froid. Le bus 175 me conduit vers mes pénates. La suite au prochain numéro.