lundi 5 février 2018

Polska/Ikea

"Dans son Système de la Nature, en 1776, Linné déclarait :"Je sépare désormais les baleines des poissons." Mais je sais fort bien, d'après ce que j'ai pu apprendre moi-même, que jusque vers 1850, en contradiction formelle avec l'édit absolu de Linné, les requins et l'alose, la limande et le hareng partageaient toujours la possession des mêmes eaux que le léviathan.
Les raisons que pose Linné en expliquant pourquoi il lui a convenu de bannir les baleines du monde des eaux sont les suivantes : "Considérant leur cœur chaud et bivalve, leurs poumons, leurs paupières mobiles, leurs oreilles profondes, penem intrantem feminam mammis lactatem", et finalement : ex lege naturae jure meritoque. J'ai soumis le tout à mes amis Siméon Macey et Charles Coffin, de Nantucket, tous deux mes camarades de gamelle au cours d'une certaine croisière ; lesquels se sont accordés pour déclarer que les raisons ci-dessus avancées sont notoirement insuffisantes. Charley alla même jusqu'à insinuer, iconoclaste, que tout ça c'était de la blague."

Herman Melville, Moby Dick, p. 223 (Phébus, tr. Armel Guerne)

Le savant suédois Linné, apparu avec l'achat de la plaque émaillée 444 à la brocante des Marins de décembre, ayant donné son nom à la rue de Paris longtemps habitée par Georges Perec, repéré encore dans Le Conte du biographe de la romancière AS Byatt, Linné, donc, refaisait surface dans le chapitre 32 de Moby Dick, justement appelé "Cétologie". Le 29 janvier, j'écrivis dans le cahier bleu que la Suède était décidément omniprésente dans mon paysage intime. Outre Linné, il y avait cette auteure suédoise,  Elisabeth Åsbrink, avec son ouvrage 1947, L'année où tout commença, et le premier article du dossier de Philosophie magazine de février consacré à un sujet ô combien d'actualité - "Peut-on désirer sans dominer ?- qui commençait par le rappel d'une scène se déroulant au musée d'art moderne de Stockholm, tirée de The Square, le film du réalisateur suédois Ruben Östlund , Palme d'Or 2017 du festival de Cannes. A quoi il faut ajouter encore cette information glanée sur la biographie de Michel Foucault (mentionné en même temps que Linné dans le livre d'AS Byatt), dans un Hors-Série du même Philosophie Magazine : il fut nommé, en 1955, conseiller culturel à la Maison de France d'Uppsala (ville où décéda Linné). En 1957, il y accueillit Albert Camus qui venait de recevoir le prix Nobel.
Enfin, le clou de la série, la mort le 28 janvier du fondateur d'Ikea, Ingvar Kamprad, à l'âge de 91 ans, dans sa maison de la province du Smaland. Ce n'est pas le fait le moins important, on verra pourquoi.


Pourtant, en cette fin janvier, ce n'est pas la Suède qui est ma préoccupation principale, mais un pays proche, la Pologne, où je dois partir en avion pour un bref séjour, mon pied-à-terre étant réservé 12 rue Miodowa, près du centre historique de Varsovie. C'est la première fois que je vais découvrir un ancien pays du bloc de l'Est.

En attendant mon vol à l'aéroport de Roissy, je glane parmi les périodiques distribués gratuitement ce jour-là Le Monde et le New York Times (sérieux le gars, il y avait moins austère sur les présentoirs). Les deux journaux présentent un article bien documenté sur Ingvar Kamprad (ses initiales forment les deux premières lettres d'Ikea, créé en 1943, le E et le A rappelant Elmtaryd et Agunnaryd, la ferme familiale et le village où il a commencé son petit commerce, vendeur à vélo d'allumettes et de crayons  puis commerçant par correspondance).
Le gars Ingvar affectait un train de vie modeste, roulant dans une vieille Volvo, évitant les vols en classe business, dînant bon marché, faisant les soldes, affirmant qu'il n'avait pas de véritable fortune. "J'ai assez d'argent, disait-il, pour m'en sortir, mais le fait est que ce n'est pas moi qui possède l'argent, mais une fondation." Oubliant de préciser, note Olivier Truc dans Le Monde, qu'il contrôlait la fondation en question. Bref, un profil qui n'est pas sans rappeler ce pingre de Paul Getty dont je parlais l'autre jour.
En réalité, il avait une villa au-dessus du lac de Genève, un domaine en Suède et des vignes en Provence, et il conduisait une Porsche flambant neuve aussi bien que la vieille Volvo. C'était l'un des hommes les plus riches du monde qui a contribué par son œuvre, a affirmé le roi Carl XVI Gustaf, à faire connaître la Suède sur toute la planète. "Un Henry Ford suédois", a noté le journal Dagens Nyheter. Ce qui n'est pas mal vu quand on sait que Henry Ford  était un antisémite notoire, auteur de l'ouvrage Le Juif international (1921). «Ford a été un des mes principaux inspirateurs », déclara un jour Hitler, qui lui fit décerner, en 1938, la plus haute décoration civile du IIIe Reich. Ford, pas en reste, lui fit un cadeau de 35000 reichmarks en 1939 pour son anniversaire.

Henry Ford recevant la Grand Croix de l'Aigle des mains des officiels nazis (1938)
Si la comparaison avec Ford est justifiée, c'est que l'on sait depuis 1994, grâce au journal de Stockholm Expressen, que Kamprad avait rejoint le mouvement fasciste du suédois Per Engdahl en 1942. Il s'en était alors humblement excusé auprès de ses employés, regrettant "l'erreur la plus stupide de sa vie", expliquant qu'il avait été influencé par sa grand-mère allemande. Un profil bas qui masquait une implication plus grande qu'il ne voulait bien l'admettre. Il a été démontré qu'il avait gardé des contacts bien après 1945, organisé des réunions, recruté des membres et financé un parti néonazi avec les fonds d'Ikea. Dans une lettre de 1950 adressée à Per Engdahl, il affirme encore être fier de sa participation.
Il se trouve que Per Engdahl est un des personnages clés du livre d'Elisabeth Åsbrink. Il a aidé plusieurs milliers de nazis à quitter l'Europe, en particulier vers l'Argentine, où le président Perón les accueillait à bras ouverts, "non seulement en raison de sa sympathie idéologique, mais aussi par la vertu de juteuses compensations financières prises sur les fonds du Troisième Reich."
L'écrivaine est d'ailleurs citée dans un autre article connexe du Monde, signé par Anne-Françoise Hivert :
"Accusé de sympathies nazies pendant la seconde guerre mondiale, il s'était repenti auprès de ses employés, obtenant le pardon des Suédois. "De cette façon, note Elisabeth Arsbring [sic], à l'origine de certaines révélations, l'image de Kamprad et l'image de la suède continuent de se refléter l'une dans l'autre, sans ombre, sans honte et sans nécessité de s'expliquer sur son héritage."
C'est sur ces belles et réjouissantes considérations que je décolle vers Varsovie. Le plafond bas de nuages fait que je ne verrai rien des pays traversés. Au sortir de l'aéroport Frédéric Chopin, la bise me cueille à froid. Le bus 175 me conduit vers mes pénates. La suite au prochain numéro.


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