samedi 31 mars 2018

Pour l'ivresse de vivre

"Jonas et Noé se hélant". Ces mots de Rocquet me mettent aux abois, car le nom hébreu de Jonas est Yona, qui n'est rien d'autre que le mot "colombe", notamment celle qui est venue héler Noé pour lui indiquer le chemin de la terre ferme.
J'avais déjà étudié le rapprochement de ces noms ici car dans sa récriture du Voyage au centre de la terre, Lahougue a transformé les noms des explorateurs, Otto-Axel-Hans, en Noé-Alex-Jonas, ce dernier étant un chien (mais pas un roquet), et c'est Jonas qui va indiquer à Noé et Alex le chemin vers le monde réel. 

Rémi Schulz (Blogruz), commentaire sur L'auberge des vagues

Suivons le chien Jonas qui nous mènera peut-être vers le monde réel. Monde réel que quelqu'un a quitté le 27 mars, le philosophe Clément Rosset, pour qui le Réel était précisément le maître-mot : ainsi déclarait-il dans un entretien en 2008 dans Philosophie Magazine : « Chaque vie va finir et l’on ne peut se soustraire à cette règle. Nous voici maintenant face au réel le plus indésirable. Je pense que la finitude de la condition humaine, la perspective intolérable du vieillissement et du trépas, expliquent l’obstination des hommes à se détourner de la réalité », mais aussi : « Ma quête de ce que j’appelle le réel est très voisine de l’enquête sur l’être qui occupe les philosophes depuis les aurores de la philosophie », dans l'avant-propos à L’École du réel (Minuit).

Il était né la même année que ma mère, en 1939, à Carteret, dans la Manche, et avait publié son premier livre, La Philosophie tragique, à 19 ans, en 1960, l'année de ma naissance. Jean-René Huguenin, ce jeune écrivain prometteur qui devait trouver la mort l'année suivante dans un accident d'automobile, le saluait dans un article de la revue Réalités de mai 1961 :"Le jeune Clément Rosset, avec sa Philosophie tragique, est un excellent exemple de ce renouveau d'énergie, de vitalité, qui nous permet d'assumer notre condition douloureuse, et même de nous enivrer de sa douleur. Un passage de son livre m'a particulièrement frappé, où il décrit une fête, l'harmonieuse agitation des danses, la gaieté des voix, la légèreté de la musique - et où, brusquement, à travers une jeune fille qui s'élance vers son cavalier, il imagine la présence transparente, le souffle secret de la mort. "Nous admirons ces danseurs, écrit-il, et nous ressentons une fierté d'exister, parce que nous savons, par leur allégresse tragique, qu'ils savent que l'allégresse n'est pas pour l'homme : et voilà, je l'ai dit, la seule source véritable d'allégresse ; nous les aimons parce qu'ils ont, au moment même de leur danse, la révélation aiguë, beaucoup plus aiguë que dans les autres moments de leur existence, qu'ils sont éphémères et mortels, que leurs pères sont morts, qu'eux-mêmes vont vieillir, que peut-être l'amie avec laquelle ils dansent en ce moment périra demain d'un accident. Notre fête, c'est la révélation subite du tragique ; c'est le voile du bonheur qui se déchire..." "(in Une autre jeunesse, Seuil, 1965)

Jean-René Huguenin
Il y a quelque chose de vertigineux à lire ces mots, à entendre parler, alors qu'il vient de mourir à 78 ans, du "jeune Clément Rosset" par un écrivain qui restera éternellement jeune dans les mémoires, devant lui-même périr d'un accident en 1962.
Le sens du tragique, Rosset le revendiquera toujours, en même temps que la joie d'exister. Son intuition fondamentale se forme un soir de mars, à Nice où il raconte avoir été comme frappé par le "génie de la philosophie". Disant aussi "mon oreille s’est dressée comme celle d’un chien aux aguets", il comprend subitement « que l’essence même du réel, c’est de ne pas avoir de double. Il est dans la nature du réel d’être absolument singulier. Toutes les représentations que nous nous faisons du réel, les rêves que nous en avons, les ombres que nous croyons y déceler, ne sont que des fantômes et des déformations ».
Cette illumination lui inspire l'un de ses ouvrages majeurs, Le Réel et son double (Gallimard, 1976), où il étudie la propension de l'homme  à nier le réel dès qu'il se montre déplaisant, et à en concevoir des "doubles"qui en arrêtent la perception et mettent la conscience à l'abri de l'indésirable. Ce livre, je l'ai acheté à La Châtre en août 1993, et ce fut un bonheur de lecture. Et pourtant, voilà bien une pensée qui paraît s'opposer en bien des points avec celle qui a cours ici : comment s'accorder avec quelqu'un pour qui l'invisible n'est qu'une fuite du réel ? C'est que je partage au fond le sens du tragique de Rosset, et que l'invisible n'est pas pour moi une échappatoire à la réalité, mais une réalité plus vaste, un abîme abouché à notre trivialité.

Clément Rosset (en 2013)
L'invisible ce soir-là répondit avec malice à ces interrogations : j'avais repris la lecture de Benjamin à Montaigne d'Hélène Cixous, et voici qu'aussitôt ou presque je lus cette phrase (enfin j'en extrais seulement une partie car la phrase cixousienne s'étend, se diffuse, se propage comme un feu de forêt) : "(...) ce n'est plus l'atroce représentation d'un événement qui me dévaste soudain, c'est une conversion généralisée de tout mon être, de mon attitude mentale, de mes positions de pensée, de mes figurations du temps, et pour résumer ce immense pernicieux déplacement, je vis tout en double je vois, pense, parle, veux, tout en double, chaque instant a sa doublure mélancolique (...)" [p. 180, c'est moi qui souligne]

Deux pages plus loin, nouveau paragraphe : "C'est un crime contre la nature de ne pas vivre toute sa vie et parfois on le commet dit ma mère [une affirmation dans la droite ligne de Rosset, soit dit en passant]. Elle s'assied dans le fauteuil de mon frère qui est le fauteuil métaphysique. Elle avoue : hier matin à huit heures par bêtise je me suis presque enterrée moi-même. Mon collier était introuvable, que je l'aie depuis cinquante ans était une aggravation." Cette perte de collier figure parmi ces micro-événements d'apparence triviale qui prennent chez Cixous une dimension hallucinante, la recherche du collier vire au cauchemar : " Je fais effort me disais-je je me mets à genoux je vais chercher partout jusqu'à l'humiliation je vais recommencer à chercher comme un chien (...) je regardai par terre et j'avais vu derrière la cuvette du cabinet un petit morceau de savon que par viéiillesse je n'ai pas ramassé. Et voilà que je retrouve ce collier allongé comme un serpent à côté de la cuvette qui me dit : le savon c'était moi, le collier. Là ! j'ai ressuscité dans mon estime. J'étais rampée dans la salle de bains avec une foule d'idées de bassesses et de viéiillesses j'avais dit ça y est la vieille a commencé tout de suite on est déjà comme un chien qui est tellement attaché à son collier qu'il en fait une maladie mortelle, pensant bêtement que c'est le collier qui fait le chien, on a détesté les chiens toute sa vie subitement on se déteste soi-même."

Hélène Cixous
Et soudain ce collier de chien me fait remonter en mémoire une image croisée ce même soir, à laquelle je n'avais pas accordé spécialement d'attention mais qui me frappe maintenant avec une sorte d'évidence : il s'agissait d'une image du film de Jean Becker, Le collier rouge, adapté du roman de Jean-Christophe Rufin paru en 2014. Film sorti le 28 mars.

Je ne connais pas l'histoire, je cherche sur le net, trouve un article parmi d'autres sur Culturebox, je lis : "Été 1919, dans une petite bourgade du Berry écrasée de soleil, un chien hurle devant les portes de l'ancienne caserne, transformée en prison pendant la guerre". Le Berry, fort bien (pas très étonnant à part ça, Rufin étant né à Bourges - d'ailleurs je découvre qu'il a participé à une émission d'Arte Invitation au voyage, diffusée le mardi 20 mars et consacrée au Berry).

Dans les premiers plans du film, le château de Sarzay.
 Je n'ai pas vu Le collier rouge, mais d'après ce que j'ai pu lire, c'est le chien qui a la clef du drame.

De Rocquet en Rosset, d'Huguenin à Rufin, le chien Jonas nous a-il conduit à la clef du drame de la vie ? Non bien sûr, mais il a peut-être réveillé des sensations, révélé des éblouissements, ouvert dans les halliers de la conscience des pistes rêveuses. J'ai replongé pour finir dans l'auberge des vagues et j'ai trouvé dans un texte qui se nomme Le coche de Babylone un passage qui fait étrangement écho au commentaire de Rémi mis en exergue :
" Comment Jules Verne se trouva-t-il à bord de l'arche ? Mystère. Fallait-il le rejeter à la mer ? Sem et Cham étaient plutôt de cet avis (mais Cham avait suggéré qu'on en régalât les fauves). Pourtant, dans la cambuse, Jules Verne eut avec Noé une longue conversation dont il sortit libre et serein. Bientôt, il fut clair pour tout le monde qu'il était le véritable chef de l'expédition."
Et puis je citerai aussi ceci, puisé un peu plus loin :
"Comme à la porte attend le chien
L'hiver quand on l'a mis dehors,
Ils attendent comme un remords
Que Dieu revienne sur la mort.
- Créatures, ne cédons pas !
Comme le chien attend son maître
Qui sur lui referma la porte,
O mes chers compagnons dans l'être !
Nous ne voulons pas disparaître."
Et ceci encore, pardonnez-moi, la dernière phrase du texte :
"Le premier fût pour l'ivresse de vivre."



mercredi 28 mars 2018

Le cobra va frapper, chica

16 mars, je continue de visionner la série Lost. Saison 3, épisode 14, Jusque dans la tombe, il y est question d'une série fictive, Exposé, une sorte de Drôles de dames, avec des strip-teaseuses combattant des criminels sous la tutelle de leur patron, M. LaShade. L'une des survivantes du crash,
Nikki, apparaît lors d'un flash-back où elle interprète en guest star Corvette, une troisième enquêteuse/stripteaseuse. Elle interrompt sa lapdance lorsqu'elle aperçoit  M. LaShade entrer dans son bureau avec une valise métallique. Elle entre à son tour et découvre qu'il s'agit du Cobra, le « méchant » de la série. Elle assomme le garde du corps mais M. Lashade la tue d'une balle en pleine poitrine. Il ne fait pas bon être une guest star dans Lost car le personnage de Nikki ne survivra pas non plus à cet épisode 14.


Nikki jouant le rôle de Corvette dans la série Exposé.
Bon, mon idée n'est pas de raconter par le menu cette histoire, une parmi tant d'autres dans cette série intrigante, mais de vous dire qu'un détail m'avait interpellé : le nom du méchant de la série fictive, Le Cobra. Tout simplement parce que c'était aussi le nom de l'un des protagonistes de Tiens ferme ta couronne, le roman de Yannick Haenel. Le gaillard apparaît au chapitre 9 de la première partie qui porte son nom : Guy "le Cobra".  Il tient une boutique de vidéos dans la rue des Pyrénées. "On l'appelle ainsi, écrit Haenel, à cause du tatouage sur son bras gauche ; c'est un grand type à la dégaine de rocker fatigué, tout en noir, qui connaît l'histoire du cinéma dans les moindres détails : si vous cherchez tel obscur western français avec Jean-Pierre Léaud, non seulement il vous dira qu'il s'agit d'Une aventure de Billy le Kid de Luc Moullet, à coup sûr il l'aura vu et vous gratifiera d'une analyse qui vous fera saliver d'impatience, mais en plus il vous en trouvera un exemplaire, et si vous n'avez pas d'argent sur vous, ce qui arrivait souvent, il vous le prêtera."
Le personnage réapparait au chapitre 27, alors que le narrateur est dans son havre habituel, le café des Petits Oignons :"Il était en grande forme : on venait de lui livrer un stock énorme de Bergman, de Tarkovski, de Resnais, ça changeait ds comédies françaises débiles qu'il vendait par caisses entières." Guy "le Cobra" lui offre une bière (qu'il accepte avec joie) et les voilà partis à converser sur Coppola, Cimino ou Werner Herzog. Le narrateur cite Lacan qui "définit à la fois le héros comme celui qui ne cède pas sur son désir et celui à qui on a fait du tort : n'est-ce pas la définition de Fitzcarraldo ?" (comment ne pas penser en lisant ces mots à Arnaud Beltram, le gendarme à qui un hommage national a été rendu ce matin-même aux Invalides ? et curieusement, la scène avec Guy "le Cobra" est censé se passer le soir-même des attentats du Bataclan).




"Guy est monté dans sa camionnette et s'est éloigné. J'ai allumé une cigarette. Le banc, le marronnier, le rebord du trottoir formaient un triangle parfait. Et si je m'installais là ? Il est possible à tout instant de tout reprendre : il suffit d'une figure propice, et la géométrie nous sauve. Oui, ce triangle me plaisait : banc-feuillage-trottoir, c'était idéal - ce qui a lieu sous un arbre relève toujours du sacré." (pp. 255-256)
Un triangle, oui, c'est cela qu'il me fallait aussi, les grandes choses vont par trois. Et c'est bien une troisième apparition du cobra à laquelle j'assistai ce même jour, ce 16 mars 2018.
C'était le dernier jour pour voir sur Mubi le film Sailor et Lula de David Lynch. Je l'avais raté au cinéma quand il avait reçu la Palme d'Or à Cannes en 1990, et je ne l'avais jamais vu, moi qui suis pourtant un grand fan du cinéaste de Lost Highway ou Mulholland Drive. Pour en connaître l'essentiel, rien de mieux que de s'offrir le résumé en cinq minutes chrono dans Blow Up :


Premier indice : cette fameuse veste en peau de serpent de Sailor (Nicholas Cage), la même, remarque Luc Lagier, que celle de Brando dans L'homme à la peau de serpent. C'est selon le personnage lui-même, le symbole de sa liberté, de son identité personnelle. Un site en langue portugaise parle clairement de veste" en peau de cobra : "Sailor, com seu casaco de couro de cobra – “símbolo da sua crença na liberdade individual”, conforme ele diz (...)"



 Second indice : cette réplique de Bobby Peru (Willem Dafoe) :


Les animaux affluaient... après les cerfs et les chiens (qui abondent aussi dans la filmographie de Lynch - dans Une histoire vraie, pour prendre un seul exemple, où Richard Farnsworth va retrouver son frère en traversant plusieurs États avec sa tondeuse à gazon (une John Deere évidemment), il y a cette très belle séquence où la voiture qui le double tue un daim, la conductrice est désespérée : "J'ai tué treize daims en sept semaines en prenant cette route, monsieur, , et il faut que je prenne cette route, tous les jours, soixante-dix kilomètres aller-retour, pour aller travailler. Je ne sais plus quoi faire. (...) Et avant de repartir en faisant crisser les graviers, elle ajoute : And I love deer.) -, oui après les cerfs, les daims et les chiens (je pourrais donner des exemples de chiens lynchiens mais j'arrête là pour aujourd'hui), c'était donc le tour des cobras (c'est moins sympa, on en conviendra).


mardi 27 mars 2018

L'auberge des vagues

« Car, comme Jonas fut dans le ventre du cétacé trois jours et trois nuits, ainsi le fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. » 
 (Matthieu, 12,40).

Arrêtons-nous un instant sur Jonas, ce mythe célèbre mais peut-être aussi connu de façon très superficielle. Il ne faut pas se priver de le lire dans l'une des traductions proposées par Wikisource : c'est l'un des textes bibliques et prophétiques les plus brefs. En quatre petits chapitres la messe est dite. Voyons un peu de quoi il est question.
"Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu’à moi." C'est ainsi que l’Éternel s'adresse à Jonas (Jonas qui est donc couché au moment de cette exhortation). Ninive, c'est la capitale des Assyriens, les ennemis des Hébreux, un pays superlativement païen. Jonas se lève mais fuit aussitôt, vers Tarsis est-il dit : cette ville non identifiée encore aujourd'hui représentait le bout du monde pour les Hébreux. Pourquoi fuit-il ? on ne sait pas. Il embarque à Jaffa mais Dieu suscite une tempête. Tous les marins prennent peur, invoquent leurs divinités, jettent tout ce qu'ils possèdent par-dessus bord pour alléger le navire. De manière surprenante, Jonas descend à fond de cale, se couche, et s’endort profondément. Paul Auster, dans L'invention de la solitude, a bien raison de le comparer à Oblomov, "pelotonné sur son divan, rêvant son retour dans le sein maternel". Jonas ne pense décidément qu'à s'allonger.
Il est tiré de son somme par le capitaine du bateau qui le somme d'invoquer lui aussi son dieu. La tempête ne se calmant pas, on décide de tirer au sort pour savoir qui est le responsable du malheur présent, et bien sûr c'est Jonas qui est désigné. Il faut admirer son courage car il ne cherche pas à minorer son rôle et c'est lui-même qui enjoint à l'équipage de le jeter par-dessus bord. Ce qu'ils ne manquent pas de faire, eux les convertis de la dernière heure. La mer aussitôt se calme tandis que Dieu dépêche "un grand poisson" pour engloutir Jonas.

Pendant trois jours et trois nuits, Jonas prie dans les entrailles du poisson (qu'on a assimilé à une baleine en raison de sa taille, mais rien ne le précise dans le texte). Dieu finit par commander au poisson de régurgiter Jonas sur la terre ferme et réitère son ordre d'aller porter sa parole (son oracle, dit la traduction œcuménique) à Ninive. Jonas une fois encore se lève  (il faut donc croire qu'il s'était encore recouché) et cette fois ne regimbe pas à se rendre à Ninive. La ville est fabuleusement grande et il est dit qu'il faut trois jours pour la traverser. Or, dès le premier jour, alors que Jonas vient juste de commencer à proférer son oracle ("Encore quarante jours et Ninive sera mise sens dessus dessous"), les habitants se mettent à croire en Dieu, à se couvrir la tête de sacs et à proclamer un jeûne. Même le roi s'y met, revêt un sac, s'assit sur la cendre et proclame un jeûne* total, même pas le droit de boire. Si bien que Dieu, les voyant revenir de leur mauvais chemin, revient lui aussi sur sa décision : "Alors Dieu se repentit du mal qu’il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas."(tr. Louis Segond)

Jonas et Ninive, Hortus Deliciarum“  Herrad von Landsberg (v. 1180)

On pourrait penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : les méchants font pénitence, Dieu miséricordieux les absout. Mais il y en a un qui n'est pas content, mais alors pas content du tout, c'est Jonas. Pour le dire un peu vulgairement, il a vraiment l'impression de passer pour un con. Il annonce une prophétie qui ne se réalise pas. Il le dit très clairement à l’Éternel : "C’est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis. Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal." Paul Auster ne dit pas autre chose :
"Et si les Ninivites étaient épargnés, cela ne ferait-il pas mentir la prophétie de Jonas ? Ne deviendrait-il pas un faux prophète ? D'où le paradoxe au cœur de ce livre : sa parole ne resterait véridique que s'il la taisait. Dans ce cas, évidemment, il n'y aurait pas de prophétie  et Jonas ne serait plus un prophète. Mais plutôt n'être rien qu'un imposteur. "Maintenant,  Yahweh, retire de moi mon âme car la mort vaut mieux pour moi que la vie." (p.153)
Jonas sort de la ville et que fait-il ? il s'assied à l'ombre d'une cabane (tiens, il n'est pas dit qu'il se couche mais c'est tout comme). Dieu fait tout d'abord pousser un ricin qui donne encore plus d'ombre (et Jonas en a une grande joie) mais à l'aurore envoie un ver qui fait périr le ricin, puis un vent brûlant soufflant de l'orient, et enfin le soleil dans tout son éclat. Le pauvre Jonas réclame encore une fois la mort. Le livre finit par ces mots de l'Eternel : 
10. Et l’Éternel dit : Tu as pitié du ricin qui ne t’a coûté aucune peine et que tu n’as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit.
11. Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !
Ce livre si court porte plusieurs messages assez révolutionnaires : il montre tout d'abord que la fonction de la prophétie n'est pas de prédire le futur mais d'annoncer ce dont le présent est potentiellement porteur (aux hommes d'entendre l'oracle et de changer s'ils le veulent le cours des choses) ; il signale ensuite que la miséricorde divine n'est pas limitée au peuple élu, que les païens eux aussi, aussi grands pécheurs soient-ils, peuvent être sauvés et pardonnés. Dieu peut revenir sur sa décision, Dieu peut se repentir du mal qu'il avait résolu d'envoyer. Il n'est pas cette Nécessité implacable, ce Principe intangible et omniscient qui gouverne sans émotion aucune, mais il est bien celui qui peut se laisser fléchir devant la bonne volonté des hommes.



Dans ma bibliothèque, un autre livre depuis longtemps me parle de Jonas, il s'agit de L'auberge des vagues, recueil de textes de Claude-Henri Rocquet (Granit, 1986). Peu connu du grand public, décédé le 24 mars 2016, Rocquet était né à Dunkerque. Il le rappelle au tout début de ce texte où il conte librement l'histoire de Jonas, Retour de Ninive : "Je suis né à Dunkerque et ce nom signifie en flamand : Église des dunes." Mais le paragraphe mérite d'être cité intégralement :
"Où est cette église initiale ? Peut-être sous les dunes et les oyats, dans le sable, intacte. Un jour, on creusera des caves et des galeries, la pelle butera sur une porte ornée de fer et de rouille, on poussera la porte, on ôtera le sable très fin, et l'on verra paraître la forme de cette église qui dort et prie depuis mille ans dans un sablier. Lampe levée, on regardera les figures des chapiteaux étonnés. Je les vois : ce sont des barques et des nefs, la reine des sirènes au visage enfantin, Jonas et Noé se hélant, Ulysse devant un boulanger, le Christ dormant sereinement parmi l'orage sur le lac tandis que les disciples s'épouvantent. Lampe levée, on descendra dans la crypte, on rêvera dans le silence de cet œuf, dans la douceur de cette cale, on entendra contre ses flancs le bélier sourd de la mer et l'immense écumeux récit  de sa bible de vagues. O coquillage, oreille de l'abîme !" (p. 101)
Il se demande si cette église primitive ne gît pas sous une petite chapelle au sortir de la ville et près d'une route qui va vers la mer. Elle n'a rien d'attirant mais l'intérieur est pour lui une merveille, avec ces ex-voto et ses peintures de naufrages qu'on peut distinguer à la lueur des cierges. Et il rappelle que jadis on partait de Dunkerque pêcher le hareng d'Islande.
"Je ne sais pourquoi j'aime si fort cette église des dunes, qui semble désuète et un peu oubliée, où je suis allé parfois dans mon enfance, et toujours seul et sans raison d'entrer. C'est elle que j'ai vue quand j'ai ouvert pour la première fois Moby Dick. C'est parmi ses peintures de barques et de vaisseaux que j'ai vu le prédicateur de New Bedford interpeller les marins et les femmes, chacun se tenant dans sa propre songerie, insulairement, dit Melville : de silencieux îlots d'hommes et de femmes se tenaient assis sans bouger, regardant fixement plusieurs plaques de marbre, bordées de noir et scellées dans la maçonnerie du mur de chaque côté de la chaire."
On peut commencer à découvrir ce superbe écrivain dans la vidéo ci-dessous (où on le verra à un moment donné ouvrir le livre de Jean de Boschère, Jérôme Bosch et le Fantastique).
Le Jardinier de Babel from Eolienne on Vimeo.
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* Ce jeûne des Ninivites est toujours célébré dans les églises chrétiennes orientales :

"Pour commémorer le jeûne des Ninivites, les Eglises de Syrie instituèrent un jeûne qui se déroule à partir du lundi de la 3ème semaine avant le début du Carême (correspondant au lundi de la Septuagésime romaine). Ces jours de jeûne sont appelés Baʻūṯá d-Ninwáyé en syriaque, expression qu’on peut rendre par Rogation (ou Supplication) des Ninivites. Il semble que ce jeûne durait initialement toute la semaine, plus précisément du lundi au vendredi, car le jeûne du samedi et du dimanche sont inconnus en Orient (mais l’abstinence sans jeûne pouvait se prolonger pour ces deux jours) ; le jeûne de Ninive fut réduit ultérieurement à 3 jours : lundi, mardi et mercredi (le jeudi est devenu un « jour d’action de grâce des Ninivites » dans le rit assyro-chaldéen). Traditionnellement, on explique le chiffre de ces trois jours de jeûne par les trois jours passés par Jonas dans la baleine. Ce jeûne de Ninive, très strict, est toujours pratiqué par les différentes Eglises araméennes tant de tradition orientale (Eglise chaldéenne, Eglise assyrienne, Eglises syro-malabares) que de tradition occidentale (Eglises syriaques). On y lit le livre de Jonas cité ci-dessus (chez les Assyro-Chaldéens, à la messe du 3ème jour). Ce jeûne est resté très populaire, certains fidèles vont jusqu’à ne pas boire ni manger pendant les trois jours. Seule parmi les Eglises de tradition syriaque, l’Eglise maronite ne connait plus de nos jours le jeûne des Ninivites à proprement parler (mais cette Eglise a adopté la disposition qu’on retrouvera plus loin des trois dimanches de préparation au Grand Carême)." (source)

lundi 26 mars 2018

Le pain de la honte

Quand je pose le point final à l'article précédent Derick than you think il est deux heures du matin. Paf ! trois heures s'affichent au compteur. Une heure dans la vue en une fraction de seconde. La fameuse heure d'été. Bon, le hic c'est qu'à sept heures debout tout le monde. Pas de grasse mat, il faut se rendre en Touraine, à Bléré, pour une compétition de gymnastique. Violette, grippée toute la semaine, va essayer de faire bonne figure.
La contrainte a du bon, sans elle, je n'aurais pas écouté pour la première fois Talmudiques* l'émission de Marc-Alain Ouaknin sur France-Culture. Il y évoque la Pâque, Pessah en hébreu, fête de la sortie d’Égypte, qui s’ouvre par la cérémonie du Séder :
"Une soirée au cours de laquelle on questionne le sens de quatre différents pains présents dans la tradition. Le pain quotidien fait avec du levain que l’on mange tout au long de l’année appelé lehèm hamèts, le pain azyme fait sans levain appelé matsa, au pluriel matsot, que l’on mange à Pessah, lehèm min hachamayim, le pain du ciel qui est l’autre nom de la manne du désert et un quatrième pain au cœur de la pensée kabbaliste, nahama dekisoufa, « le pain de la honte ». "



C'est la signification de ce "pain de la honte" qui va être interrogée dans la suite de l'émission (que je n'ai pu suivre intégralement ce matin-là mais que je viens de réécouter aujourd'hui), et va conduire Ouaknin à citer la dernière phrase du Procès de Kafka :  "Comme un chien ! dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre » (trad. Alexandre Vialatte). Phrase énigmatique qui a déjà suscité nombre d'interprétations divergentes sur le sens de cette honte.

Ce qui me saisit tout de suite en tout cas c'est la proximité de cette phrase ultime avec le passage d'Hélène Cixous cité la veille, passage où figuraient le chien et la honte. Je le redonne ici :
"  (...) c'est ma honte, lorsque ma mère happe la soupe, j'ai honte d'avoir honte, qu'est-ce qu'il y a de mal, ce n'est quand même pas moi qui happe et lape et pourtant c'est comme si c'était moi dans ma langue étrangère, ou bien comme si j'entendais ma mère laper en allemand. - Comment dis-tu laper en allemand demandé-je à ma mère et comme cela je l'interromps. - Frieden dit ma mère, elle lève le nez, la paix ? dit ma mère, der Frieden. - Pas la paix, laper, dis-je. Ah ! laper ! Laper l'interloque. Le nez levé, elle cherche, hume. Lecken. Non, Schnüffeln non dit Jennie. D'un chien qui fait ça dit Jennie. Je n'ai pas eu affaire tellement aux chiens dit ma mère." (p. 47)
On peut trouver cet extrait, où la fille a honte de voir et d'entendre sa mère laper la soupe, bien trivial, mais il est au contraire très éclairant dans la perspective de la pensée juive talmudique. J'ai ressorti de la bibliothèque un livre lu en 2007, Le Chandelier d'or, sous-titré Les fêtes juives dans l'enseignement de Rabbi Chnéour Zalman de Lady, écrit par Josy Eisenberg et Adi Steinsaltz, et j'ai relu le chapitre consacré à Pessah. J'ose affirmer que c'est passionnant.


Josy Eisenberg dit cette chose fondamentale que, "contrairement à la pensée occidentale qui tend à placer le divin très haut et la matière très bas, et à concevoir qu'un abîme les sépare, les cabalistes ont élaboré une conception de choses où le point le plus élevé rejoint le point le plus bas." Et il poursuit ainsi : "L'échelon ultime de la réalité correspond au degré premier de l'esprit ; plus les choses paraissent pesantes, éloignées du spirituel, et plus il a fallu de pensée pour les concevoir ! Plus les choses sont matérielles et plus elles requièrent d'énergie divine pour subsister. Risquons une comparaison triviale : le monde ressemble à une automobile : plus la carrosserie est lourde, plus puissant doit être son moteur... Toute réalité physique est par conséquent composite : sa structure apparente, c'est la matière à l'état pur ; mais cette matière n'existe qu'au moyen des étincelles cachées tombées dans le monde lors de la "brisure des vases".** C'est le cas notamment de la nourriture : elle est bien autre chose qu'une simple combinaison de calories." (p. 155) Plus loin, il affirme que "la nourriture apparaît comme le cas le plus courant et le plus spectaculaire de cette quête du sacré au sein même du trivial. Manger me relie à la terre par le corps des choses, et au ciel par leur âme, si je sais la retrouver -la libérer - dans mon rapport à la nourriture."

Pour meubler les attentes dans le gymnase de Bléré, malgré les musiques diffusées en quasi continu pour le travail au sol, je poursuis la lecture d'Hélène Cixous. Le thème du chien ne tarde pas à resurgir :
" (...) et j'admire ces gens qui se séparent comme Montaigne se sépare de Montaigne du château et du chien chéri le 22 juin 1580 pour un voyage sans poste sans téléphone et sans retour - mais non sans télépathie - de dix-sept mois et demi, se séparent et laissent derrière eux le chien chéri qu'ils voient peut-être les regarder pour la dernière fois car la vie pour le chien est encore plus courte laissant derrière eux le rat de la librairie dont la vie est encore plus courte que pour le chien car quelqu'un dans la maisonnée va en profiter pour l'éliminer et selon moi le plus déchirant c'est le chat. Partir c'est abandonner le chat. Il faut pouvoir. On a recueilli le chat. On était ce jour-là en train de lire L'Odyssée. Et le chat a passé sous le coffre à bois les plus petites pattes du monde blanches et abandonnées, sur le mot Ithaque il était là. Partir c'est ça : abandonner Ithaque le chat sauvé de l'abandon." (p. 114)
Les animaux affluaient, les animaux affluent, je n'y peux rien, c'est comme ça, et sortant du gymnase pour prendre l'air, c'est un chat beige aux yeux bleus qui viendra vers moi, se frottera contre ma jambe bien que je n'aie rien à lui offrir que des caresses.
Et je suis revenu à ma lecture, les choses commençaient à se préciser, je voyais mieux de quoi il s'agissait, au coeur du livre le voyage des deux vieilles soeurs, Selma (la mère d'Hélène) et Jennie Jonas, presque deux siècles à elles deux, invitées par la mairie d'Osnabrück à revenir dans cette ville allemande où elles n'étaient pas retournées depuis cinquante-cinq ans, où après beaucoup d'hésitations elles consentent à revenir, logées dans leur ancienne maison devenue un hôtel de luxe, logées chez elles qui n'est plus chez elles.
" Les sœurs Jonas voulant aller à Osnabrück en voulant n'y pas aller, Jonas comme Jonas, Charybde comme Scylla, Osnabrück comme la Baleine, vouloir ne pas vouloir, je longeais en pensée le long couloir impraticable où s'engage notre involonté, le véhicule mental fait son chemin à toute allure et à grand risque en sens inverse de nos désirs avoués dans l'étroit tunnel montant et tournicotant propulsé par une énergie dont j'ignore la nature à mon étonnement quand même ça marche, on fait ainsi un très long chemin souterrain pour émerger enfin de l'autre côté de la volonté, au beau milieu de la baleine, place de la Cathédrale Charlemagne." (p. 125)
Jonas, le nom bien sûr appelait la Baleine, le Voyage, et je ne pouvais m'étonner alors de voir, dans Moby Dick, à l'histoire de la rencontre du Péquod et de la Vierge succéder l'évocation de l'histoire de Jonas, en un chapitre commençant par cet avertissement : Il est des entreprises pour lesquelles un soigneux désordre est une méthode véritable.

Jonas rejeté par la baleine. Enluminure de la Bible de Jean XXII. École française du XIVe siècle
L'équipe de Violette a fini deuxième sur huit. Qualifiée pour les demi-finales nationales à Chartres. Je rêve d'agrès sous les vitraux de la cathédrale, d'exercices au sol dans les circonvolutions du labyrinthe, le tout nappé dans les boucles rythmiques des choeurs grégoriens. On peut toujours rêver.
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* L'émission avait toutefois été citée dans un commentaire récent de Rémi Schulz daté du 19 mars (sur Diane et Actéon):
"Je ne connaissais guère Gérard Garouste que de nom. Et je n'écoute pratiquement jamais Talmudiques, l'émission de MAO (Marc-Alain Ouaknine) sur France-Cu. Hier j'y pense donc exceptionnellement en cours d'émission, et je vais jusqu'au bout, à propos du langage des signes qui a des rapports avec l'hébreu, où le nom des lettres reste lié à leurs pictogrammes originels.
A la fin, 9:40, je repasse à France-Mu, où Elsa Boublil reçoit Garouste, lequel déclare presque aussitôt avoir appris le Talmud avec un maître, Marc-Alain Ouaknine."

Ceci dit, c'est le hasard et non ce commentaire qui m'a conduit à écouter l'émission.

** "Selon la cabale, lors de la création de l'univers, les "vases" destinés à recevoir la lumière divine n'ont pu en supporter l'intensité et se sont brisés. Une partie de cette lumière - les étincelles - est de fait tombée dans la matière." (note des auteurs)

dimanche 25 mars 2018

Derick than you think

Tous les jours, il venait chercher son seau d'eau au robinet près de notre puits. Le Père Brillaud habitait de l'autre côté de la route une petite maison sans eau courante. Avec sa femme, il y avait élevé son petit-fils qui portait le même prénom que mon oncle Bernard. Il venait à pied, en poussant son vieux vélo, au guidon duquel il suspendait le seau au retour, et invariablement il était accueilli par les aboiements furieux de Sam. Bâtard de berger allemand, Sam n'était pas spécialement méchant mais il avait ses têtes et mon père avait dû se résoudre à l'attacher car il pouvait à l'occasion mordre. Pour une raison inconnue - le vieil homme était d'une extrême gentillesse -, le Père Brillaud faisait partie de ses têtes. Libéré, tout portait à croire qu'il l'aurait dévoré.

Je ne sais trop pourquoi je parle de Sam, ou plutôt si, c'est toujours la même chose, les animaux affluaient, j'ai commencé par les chiens, ils furent tellement présents, surtout pendant l'enfance, que les souvenirs confluent, se font impérieux, demandent à être dits. Je leur dois bien ça, une petite évocation au moins en passant, de l'un d'entre eux. Et puis les voilà, meute piaffante, dans les pages des livres qui font l'ordinaire de mes jours. Dans ce Moby Dick, que je continue de découvrir patiemment, lentement, guère plus d'un ou deux chapitres à la fois, et voilà que le 22 mars j'aborde précisément au chapitre  LXXXI, Le "Pequod" rencontre la "Vierge", en allemand la Jungfrau, de Brême, Derick de Deer capitaine. Je songe aussitôt au commentaire laissé par Rémi Schulz sur mon billet Lâcher les chiens.
عذارى, aðāra, « les vierges ». Luciole dans l'azur, car mon billet du 4 avril prochain sera en partie consacré à la série israélienne Betoolot, "(les) vierges", dont le logo est sur fond d'étoiles (il me semble y reconnaître le bouclier d'Orion).

Rémi dont le dernier article est nommé (et l'on sait l'importance qu'il accorde à chaque titre) Dicker than you think, qui s'explique par les commentaires qu'il donne du dernier roman de Joël Dicker, paru début mars, La Disparition de Stephanie Mailer. Le capitaine de la Jungfrau, Derick*, est l'anagramme parfaite de Dicker (le reste de son nom, de Deer, évoque évidemment le daim, deer, du titre du film de Cimino).
Ce Derick vient dans une baleinière quémander de l'huile, les provisions de son bateau ayant été épuisées jusqu'à la dernière goutte, or, sitôt la requête satisfaite, des cachalots ayant été signalés, il s'élance à leur poursuite. Les trois baleinières du Pequod, conduites par Starbuck, Stubb et Flask, se mettent en chasse elles aussi, mais accusent un net retard sur l'Allemand qui, sûr de son coup, agite de temps à autre, par dérision, écrit Melville, sa burette de lampe en direction des autres canots. Ce qui excite la colère de Starbuck.
"Chien grossier et ingrat ! s'exclama Starbuck. Voilà qu'il me moque et me défie avec la sébile même que je viens de lui remplir il n'y a pas cinq minutes ! - puis reprenant son ton chuchoté et sifflant : En avant mes lévriers ! Mordez ! mordez-le !" (p. 513)
Toute l'ambivalence du chien apparaît dans ce paragraphe : Chien est une insulte mais Starbuck, pour exhorter ses rameurs, les nomme affectueusement ses lévriers
Les lévriers auront raison du chien, et Derick perdra la bataille et jusqu'à l'huile qui lui avait été donnée. L'équipage du Péquod verra la Jungfrau poursuivre un autre cétacé dont Armel Guerne garde le nom anglais de fin-back (alors qu'il existe une traduction française, le rorqual), fin-back  dont Melville précise qu'il est impossible à capturer en raison de sa vitesse de nage. Le chapitre s'achève sur cette vision ironique des Allemands :
"Toute sa toile dessus, la Vierge s'empressait à la suite de ses quatre poussins de canots, et nous pûmes les voir disparaître tous à l'horizon sous le vent, pleins d'ardeur et d'espérance dans leur chasse.
Ah ! les fin-backs sont nombreux, mes amis, et nombreux aussi sont les Derick de par le monde !" (p. 523)
Le même soir, plongeant dans la lecture de Benjamin à Montaigne, un livre de cet écrivaine dont je n'ai découvert que trop récemment la force de l'écriture, je veux parler d'Hélène Cixous, je débouche sur ce passage :
"  (...) c'est ma honte, lorsque ma mère happe la soupe, j'ai honte d'avoir honte, qu'est-ce qu'il y a de mal, ce n'est quand même pas moi qui happe et lape et pourtant c'est comme si c'était moi dans ma langue étrangère, ou bien comme si j'entendais ma mère laper en allemand. - Comment dis-tu laper en allemand demandé-je à ma mère et comme cela je l'interromps. - Frieden dit ma mère, elle lève le nez, la paix ? dit ma mère, der Frieden. - Pas la paix, laper, dis-je. Ah ! laper ! Laper l'interloque. Le nez levé, elle cherche, hume. Lecken. Non, Schnüffeln non dit Jennie. D'un chien qui fait ça dit Jennie. Je n'ai pas eu affaire tellement aux chiens dit ma mère." (p. 47)
Et quelques pages plus loin :
"On reconnaît ici le combat que je mène entre moi si souvent. Il s'agit de la scène suivante : au moment où je vais m'épingler, une voix me dit : ça il ne faut pas le dire. Je ne sais pas qui est cette voix. Je sens que je me pose des lapins. Sitôt lâchés me voilà chien, je cours de tous les côtés. Montaigne aussi se pose des lapins et bien d'autres animaux, mais ce n'est pas une excuse. Pour en revenir à la voix, ce n'est pas que je lui obéisse mais je discute et je perds du temps à discuter. Selon mon ami c'est courant et sans doute inévitable. On n'arrête pas de se diviser, se heurter, se trébucher se prendre les pieds dans les pattes et vice-versa, chaque fois que l'on se met à écrire, c'est même le signe de l'écriture, son pied fendu. Elle se défend d'elle même. Petit mammifère très prolifique répandu sur tout le globe. Le chien peut en mourir. Qui écrit est à la fois lapins et chien." (pp. 51-52)
Il y a longtemps que Sam est mort. Que le père Brillaud est mort. Et même Bernard son petit-fils est mort. La dernière image de Sam qui me revient, c'est le jour où je suis allé le voir, sans doute en vélo. Nous n'habitions plus la ferme alors, il était étendu sous l'auvent de la grange, l'arrière-train paralysé. Il était dans les griffes de la mort, dans l'impuissance de son corps usé par trop d'hivers, un corps qui n'avait jamais connu la simple chaleur d'une cuisine.
La petite maison de l'autre côté de la route tombe lentement en ruine.
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* On songe aussi bien sûr au célèbre commissaire Derrick, dont les trépidantes enquêtes ont enchanté les après-midis des chaînes généralistes. La rediffusion de la série sur la chaîne allemande ZDF fut interrompue en 2013 à la suite des révélations sur le passé nazi de l'acteur  Horst Tappert, décédé en 2008 : membre à partir de 1943 d'un régiment de chars des Waffen SS, engagé sur le front russe dans l'unité d'élite de la division «Totenkopf» (tête de mort), qui à l'origine avait recruté ses membres parmi les gardes du camp de concentration de Dachau, Tappert aurait été blessé en 1943 pendant la bataille de Kharkov. "De son vivant, peut-on lire dans Le Figaro, Horst Tappert a toujours cultivé la plus grande discrétion sur ses activités pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans une interview, il avait dit avoir été ambulancier et avoir passé la fin de la guerre en détention, explique la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), qui a révélé l'affaire."
Tot (mort en allemand) est le nom, je le rappelle, du voisin du narrateur dans le livre de Yannick Haenel.

mercredi 21 mars 2018

Lâcher les chiens

"Personnellement, je n'ai jamais aimé faire les choses de manière systématique. Pas même ma recherche pour le doctorat qui n'a jamais été conduite dans le respect des critères de rigueur attendus ; je me suis toujours laissé guider par le hasard. Et plus j'avançais, plus j'avais le sentiment qu'en réalité c'est la seule façon de trouver quoi que ce soit ; je dirais que c'est un peu comme un chien qui court dans un champ. Regardez un chien qui obéit à son flair, la façon dont il traverse un bout de terrain est absolument imprévisible. Mais invariablement, il trouve ce qu'il cherche. Je crois que, comme j'ai toujours eu des chiens, ce sont eux qui m'ont appris à fonctionner de cette façon."

W.G. Sebald (entretien avec Joseph Cuomo, in L'Archéologue de la mémoire, Actes Sud 2009, p. 94 et 95, cité par Denis Grozdanovitch, La puissance discrète du hasard, Denoël 2013, p. 16)

Les animaux affluaient, écrit Yannick Haenel. J'avais donc achevé le billet précédent sur cette phrase. L'ayant posté sur Facebook, chambre d'échos régulière (mais non systématique) aux articles du blog, je fus amusé de voir que le statut coïncidait spatialement avec une promotion de la revue Papiers de France-Culture qui faisait sa une sur le rapport avec les animaux.

C'est l'une des voies d'intervention de l'Attracteur étrange que cet apparentement spatial (un autre exemple récent était la présence de Fourmies à côté de la librairie Rodin) : j'use de ce mot apparentement car il me rappelle la chronique du Canard enchaîné dite des apparentements terribles*, où l'on se réjouissait (par humour noir le plus souvent) de mises en contiguïté spatiale malheureuses résultant d'une mise en place peu réfléchie. Cela me donne d'ailleurs à méditer car j'y vois la confirmation d'un soupçon que je nourris depuis longtemps :  l'Attracteur étrange a de l'humour. D'ailleurs la recherche Google, "canard enchainé + apparentement" m'avait donné en deuxième position un lien vers un blog qui commençait par cette phrase : "C’est parti ! Tout le monde est en place, on lâche les chiens, on les encourage de la voix,  des coups de corne retentissent, puis des coups de feu: Pan, Pan !" Eh oui, encore les chiens...

Bref, il va être, vous l'avez compris, beaucoup question de clebs dans ce billet.

Parce qu'avec nos charmants compagnins canons, nous allons poursuivre le parallèle Haenel/Garouste. Le narrateur de Tiens ferme ta couronne est en effet souvent amené à s'occuper du chien de son voisin, Tot, un ancien mercenaire joueur de poker, qui part souvent à l'improviste disputer un tournoi à l'autre bout du monde. Le chien, un dalmatien de belle taille, porte le nom évidemment loin d'être anodin de Sabbat. Les tribulations du narrateur encombré de ce chien forment la partie la plus burlesque du livre, surtout dans le long passage au fort sélect restaurant Bofinger où un serveur sosie d'Emmanuel Macron refuse tout d'abord de le faire entrer, avant de lui donner une cravate pour tenir la bête en laisse.

Chez Garouste, c'est simple, le chien est omniprésent. La première œuvre reproduite dans la monographie d'Anne Dagbert (Fall, 1996), une huile sur papier de 1972, Le Classique et l'Indien, représente deux hommes  accompagnés déjà d'un chien. Ce titre sera aussi celui d'un spectacle donné au Palace en 1977, et l'on retrouvera cette opposition entre les deux figures dans une autre huile de 1981, Orion le Classique, Orion l'Indien.


Orion le Classique, Orion l'Indien, 1981, Huile sur toile, 250 x 295,5 cm
Le Centre Pompidou donne l'extrait d'un catalogue dissertant sur cette oeuvre :
"Cette peinture est ainsi liée à un spectacle mis en scène par Garouste en 1977, Le Classique et l’Indien , où il était notamment question d’un personnage et de son double, le Classique représentant la raison et l’ordre, et l’Indien le sauvage, la folie, l’incontrôlable. [...] Le tableau de Garouste renvoie ici à Orion, le chasseur de la mythologie rendu aveugle par Œnopion parce qu’il avait abusé de sa fille Mérope. Selon la légende, Œnopion avait promis de donner sa fille à Orion si ce dernier parvenait à débarrasser l’île de Chios des bêtes sauvages qui y résidaient, promesse que le roi de Chios ne tint jamais et qui poussa Orion, désespéré et sous l’emprise de la boisson, à violenter Mérope. On pense également au célèbre tableau de Poussin, et aux textes de René Char et de Claude Simon consacrés à ce personnage, repris ici telle une métaphore du peintre volontairement aveugle aux modes et aux styles, et qui, pour cette raison, est capable plus que quiconque d’une vision aiguë. Si Orion est celui qui se présente comme une figure de la connaissance (le Classique), il est également celui qui s’enivre, délire, cherche à se venger et précipite sa perte (l’Indien). Nous retrouvons ainsi le principe obsédant de la peinture de Garouste : une quête raisonnée sur la peinture mais au bord de son propre anéantissement."
Anne Dagbert** signale quant à elle que, dans le texte qui accompagnait l'exposition (intitulée "Canis Major, l'Indien héroïque ou idiot),  Garouste mettait "en exergue les complicités et les variantes qui existent d'un mythe à l'autre (et ici elle désignait les mythes d'Orion et d'Actéon) en faisant une confusion volontaire entre les trois chiens qu'il s'est appropriés dans son panthéon pictural" :
"Orion, c'est un personnage de la mythologie grecque à qui il arrive bien des aventures avec son chien de chasse, que l'on nomme parfois Sirius. Sirius c'est aussi l'étoile de la constellation Canis Major, mais Canis Major (le grand chien) c'est Maera, la chienne d'Erigoné, que Dionysos gratifia pour sa fidélité en la plaçant dans le ciel ; à moins que ce ne fut Orthros, le monstrueux chien à deux têtes..."
J'ai lu dans la foulée l'émouvante autobiographie de Garouste, L'Intranquille (L'Iconoclaste, 2009, écrite avec Judith Perrignon). Il y parle d'une oeuvre qu'il nomme son premier et son plus grand succès, une toile de trois mètres de long, Adhara, installée en 1982 dans la galerie new-yorkaise Holly Solomon.

"Elle annonce tout : l'ordre et le chaos, le Classique et l'Indien, des empâtements, des glacis à l'ancienne. Elle est truffée de références, de mystères, de fausses pistes. Le Classique tient dans la main un polyèdre, figure géométrique à trois dimensions, joyau de la connaissance. L'Indien est accroupi, il jette des tableaux en l'air qui semblent partir n'importe où mais dessinent le fragment d'une constellation. Adhara, c'est le nom d'un astre de la constellation du Chien. Je suis allé au centre d'astronomie et j'ai demandé un détail du ciel que j'ai ensuite scrupuleusement reproduit. Je suis le seul à le voir sur la toile, ce n'est pas grave, je voulais que mon tableau, comme un texte, déborde d'intentions.
Ce n'est pas un hasard si cette toile m'a ouvert les portes. Elle dit mon rêve, mon choix, l'imbroglio de mes pensées, mon langage des signes, cette idée, à laquelle je tiens, qu'on représente une chose et qu'on en raconte une autre. Celui qui la regarde ne verra pas forcément tout ce que j'y ai mis, c'est l'intensité qui doit passer." (pp. 146-147, c'est moi qui souligne)

Wikipédia confirme : Epsilon Canis Majoris (ε Canis Majoris / ε CMa) est bien la seconde étoile la plus brillante de la constellation du Grand Chien, et l'une des plus brillantes du ciel nocturne. Son nom traditionnel est Adara, ou Adhara. Il provient de l'arabe عذارى aðāra, « les vierges ».


Je ne suis pas parvenu à identifier le détail du ciel que Garouste affirme avoir reproduit fidèlement.
Le sujet du chien dans sa peinture est loin d'être épuisé. Ce que je voulais avant tout montrer c'est le caractère séminal de ce thème.
Pour en finir aujourd'hui, je me permets une petite digression sur une oeuvre signalée par Michel Lebrun-Franzaroli (merci à lui), un Diane et Actéon peint par Le Titien.


Ce tableau de la National Gallery, daté de 1556-1559, est visible sur Google Arts and Culture, ce qui permet de le zoomer très fortement et d'en examiner soigneusement tous les détails. Restant dans le cadre du motif qui nous occupe, je trouve intéressant le contraste des deux chiens visibles sur le tableau. Le chien de gauche, une sorte d'épagneul accompagnant Actéon qui vient d'échapper son arc, s'oppose au petit roquet de droite, au pied de Diane, qui montre les crocs et fixe les intrus d'un air menaçant.








Le futur tragique d'Actéon est comme inscrit dans l'image avec ce crâne (ce massacre) de cerf au sommet de la colonne.



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* Ce titre fétiche avait été donné en hommage à Jean Cocteau, et à sa pièce célèbre Les parents terribles.
** Ce nom de Dagbert me fait irrésistiblement penser à Dagobert, autrement dit le chien du Club des Cinq... D'ailleurs le nombre de chiens portant ce nom est hallucinant.


lundi 19 mars 2018

Diane et Actéon

" Je suis le fils d'un salopard qui m'aimait. Mon père était un marchand de meubles qui récupéra les biens de Juifs déportés. Mot par mot, il m'a fallu démonter cette grande duperie que fut mon éducation. A vingt-huit ans, j'ai connu une première crise de délire, puis d'autres. Je fais des séjours réguliers en hôpital psychiatrique.
Pas sûr que cela ait un rapport, mais l'enfance et la folie sont à mes trousses. Longtemps je n'ai été qu'une somme de questions. Aujourd'hui, j'ai soixante-trois ans, je ne suis pas un sage, je ne suis pas guéri, je suis peintre. Et je crois pouvoir transmettre ce que j'ai compris."

Gérard Garouste, quatrième de couverture de L'Intranquille, Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou (écrit avec Judith Perrignon, L'Iconoclaste, 2009)

Je ne connaissais guère Gérard Garouste que de nom. Et je n'écoute pratiquement jamais Europe 1. Mais dimanche dernier, au retour de Chambost Longessaigne, après avoir essuyé un déluge dans le Roannais, c'est avec le plus vif intérêt que j'avais suivi son entretien avec Isabelle Morizet, sur lequel j'étais tombé par hasard (enfin, du moins sans le chercher). Son actualité parisienne était, il est vrai, pléthorique : pas moins de trois expositions dont une aux Beaux-Arts sur le thème de la Divine Comédie de Dante, une à la galerie Templon à propos du Talmud et une au Musée de la Chasse et de la Nature, autour du mythe de Diane et Actéon. "En réalité, écrit sur son blog le journaliste Thierry Hay, cette première exposition fait suite à la commande du musée, d’un tableau sur la rencontre entre la belle Diane et le chasseur Actéon, mythe relaté dans ses Métamorphoses, par le poète latin Ovide (43 av JC). Le peintre a réuni les trois expositions, sous le même titre : Zeugma (plusieurs éléments avec des significations différentes dans la même phrase, pouvant déclencher un effet comique). Niché en plein milieu du Marais, le Musée de la Chasse et de la Nature est un endroit hors du temps, que je vous recommande, car on y cultive, avec raffinement, une singulière étrangeté."

Musée de la Chasse et de la Nature, mars 2018. Photo Thierry Hay
Rappelons brièvement le mythe d'Actéon. Ce jeune thébain, devenu un des plus habiles chasseurs du pays grâce aux conseils avisés du centaure Chiron, s'était vanté (selon Diodore et Euripide) de surpasser Artémis (devenue Diane chez les Romains). Un jour qu'il poursuivait du gibier sur les montagnes du Cithéron, il surprit la déesse au bain. Furieuse d'avoir été vue dans sa nudité, elle change le chasseur en cerf et le fait dévorer par les cinquante chiens qui l'accompagnent (cette meute hurlante ne le reconnaît pas et - petit détail amusant - les deux mâtins Hylactor et Pamphagos qui ont dévoré la langue du cerf se retrouvent dotés de la parole humaine).

Gérard Garouste : Diane et Actéon, 2013-2015. Huile sur toile, 200 cm x 260. Musée de la Chasse, photo David Bordes
Sur ce, deux jours plus tard, le 13 mars, je retourne à la médiathèque pour rendre Les Disparus de Daniel Mendelsohn (je venais de lire Une Odyssée, dont je reparlerai un de ces jours, et voulais maintenant découvrir l'œuvre qui l'avait rendu célèbre en France, mais là j'avais eu les yeux plus grands que le ventre et je n'avais pas trouvé le temps nécessaire pour cela - c'était partie remise). Mais, une fois dans les lieux, impossible de repartir sans bagages : je me charge déraisonnablement de Gratitude, le dernier journal publié de Charles Juliet, d'un roman graphique, Le retour de la bondrée, de l'artiste néerlandaise Aimée de Jongh, et enfin du dernier roman de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne. Or, ces trois ouvrages, comme on le verra dans ce billet et les prochains, vont tous faire signe d'une façon ou d'une autre, et s'insérer dans la vaste intrication de motifs que je ne cesse de vouloir décrire ici.

Commençons donc par Haenel (il était présent en septembre aux Rencontres de Chaminadour, à Guéret, il avait participé à une table ronde, mais je n'avais pas alors acheté son livre : pour tout dire, je ne savais trop que penser du personnage et de sa littérature, il était à la fois attirant et irritant - proche de Sollers, il en avait, me semble-t-il, le côté bateleur plein d’esbroufe, mais derrière l'escamoteur se tenait aussi un vrai chercheur de vérité - ou bien était-ce le contraire : derrière l'érudit et l'aventurier de l'esprit n'y avait-il, comme le pense avec férocité Juan Asencio, que de l'imposture et du vent ?). Bref, j'étais dans l'expectative, mais ce jour-là le livre était au rayonnage des nouveautés et j'eus le plus grand désir de le lire.

D'emblée, je fus saisi : dès la première page du premier chapitre, intitulé Le daim blanc, c'était l'un des thèmes les plus forts de ce début d'année 2018 qui me sautait au visage :
"A cette époque, j'étais fou. J'avais dans mes valises un scénario de sept cents pages sur la vie de Melville, l'auteur de Moby Dick, le plus grand écrivain américain, celui qui, en lançant le capitaine Achab sur les traces de la baleine blanche, avait allumé une mutinerie aux dimensions du monde, et offert à travers ses livres des tourbillons de prophétie auxquels je m'accrochais  depuis des années ; Melville dont la vie avait été une continuelle catastrophe, qui n'avait fait à chaque instant que se battre contre l'idée de son propre suicide et, après avoir vécu des aventures fabuleuses dans les mers du Sud et connu le succès en les racontant, s'était soudain converti à la littérature, c'est-à-dire à une conception de la parole comme vérité, et avait écrit Mardi, que personne n'avait lu, puis Pierre ou les Ambiguïtés, que personne n'avait lu, puis Le Grand Escroc, que personne n'avait lu, avant de se cloîtrer pour les dix-neuf dernières années de sa vie dans un bureau des douanes de New York, et de déclarer à son ami Nathaniel Hawthorne : "Quand bien même j'écrirais des Évangiles en ce siècle, je finirais dans le ruisseau." (p. 11)

Deux phrases. Une très courte et une très longue, une mèche courte et une mèche longue, mais qui ensemble propulsent le roman, le font irrésistiblement décoller. Deuxième étage de la fusée : après l'écrivain Melville, le cinéaste Cimino :
"Alors voilà : un jour, j’avais entendu une phrase de Melville qui disait qu’en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché, et j’avais pensé à ce film de Michael Cimino qu’on appelle en France Voyage au bout de l’enfer, mais dont le titre original est The Deer Hunter, c’est-à-dire le chasseur de daim.
Dans ce film qui porte sur la guerre du Vietnam, où de longues scènes de roulette russe jouées par Christopher Walken donnent à cette guerre absurde la dimension d’un suicide collectif, le chasseur, joué par Robert De Niro, poursuit un daim à travers les forêts du nord de l’Amérique ; lorsque enfin il le rattrape, lorsque celui-ci est dans son viseur, il s’abstient de tirer." (p. 17)
Je vais vite, trop vite, mais ce qu'il faut savoir c'est cela, ce roman est tout entier sous le signe de la Chasse, une chasse qui n'est pas seulement d'ordre cynégétique, mais aussi, et surtout, d'ordre spirituel. Je passe vite, trop vite (j'y reviendrai très certainement), sur deux cents pages de périple rocambolesque entre New York et Paris, pour déboucher sur une nuit d'ivresse au musée de la Chasse et de la Nature, oui, celui-là même où Gérard Garouste expose en ce moment ses toiles actéoniques. Le narrateur a rencontré dans un restaurant d'huîtres la conservatrice du Musée, une certaine Léna Schneider, et celle-ci l'entraîne dans une sorte de labyrinthe érotique :
"Léna apparaissait dans l'embrasure d'une porte, puis aussitôt disparaissait. En entrant dans une pièce rouge sombre où un sanglier me contemplait, ses défenses violemment tournées vers moi, je trouvai son blouson en hermine abandonné sur le sol ; puis, entre deux portes, sa jupe ; plus loin encore, son chemisier.
Allait-elle m'attirer vers la source ultime, vers ce lac ajusté au cœur du bois où, dénudant ses seins, découvrant ses cuisses, révélant sa toison, la déesse, avec ses doigts qui ont glissé dans sa vulve, asperge le voyeur dissimulé derrière le tronc d'un chêne, et par ce geste le met à mort ?" (p. 228)
La déesse c'est évidemment Diane, et le voyeur Actéon. D'ailleurs, un peu plus loin, la référence est explicite : le narrateur retrouve Léna dans un café où elle est en train de lire, il lui demande ce qu'elle lit et elle retourne alors en souriant la couverture du livre. Ovide, Les Métamorphoses.
"Elle me rappela que, cette nuit, je lui avais confié ma passion pour l'histoire d'Actéon, le chasseur qui se détourne de ses proies habituelles pour suivre la déesse qu'il a entrevue dans les bois. On connaît l'histoire : Actéon surprend Diane au bain entourée de ses nymphes. La nudité de Diane est taboue. Lorsqu'elle se rend compte qu'elle a été vue, elle cherche son carquois, son arc, ses flèches, mais, étant dans l'eau, elle est désarmée : alors elle éclabousse son voyeur ; et les gouttes, en giclant sur Actéon, le transforment en cerf, sur lequel ses chiens se jettent et qu'ils dévorent." (p. 267)
Eugène Delacroix - Été - Diane et Actéon
Concluant le chapitre de la scène de sexe débridée qui se tient donc au coeur même du Musée de la Chasse, ultimement dans un petit cabinet tendu de soie noire et au plafond couvert de têtes de hiboux, Yannick Haenel écrit cette phrase : A travers notre plaisir, les animaux affluaient, ils ont crié dans nos gorges.
Il met en italiques les animaux affluaient.
De même, à partir de cette rencontre Garouste-Haenel (mais tout cela n'avait-il pas commencé avec les fourmis d'AS Byatt ?), je vis les animaux affluer. Ce sera le sujet des prochains billets.

mercredi 14 mars 2018

De Linn à Lino, de fourmis à Fourmies

Jeudi dernier, après avoir visité le musée Rodin et déjeuné d'un filet de merlu dans une brasserie du coin, nous flânions dans le septième arrondissement, louvoyant entre les averses. C'est ainsi que nous remontâmes la rue Cler, large voie piétonne que je découvrais pour la première fois. Je m'étais bien défendu de m'encombrer de nouveaux livres mais il me fut impossible de ne pas pénétrer dans cette petite librairie qui ne craignait pas de se vanter idéale. Toujours est-il que je ressortis avec pas moins de trois volumes de cette Librairie idéale qui, en une seule pièce, réussissait à vous donner vingt furieuses envies de lecture. Je fis néanmoins dans le poche et le bref avec Le motif dans le tapis, la célèbre nouvelle de Henry James et Le sentier dans la montagne d'Adalbert Stifter, paru aux éditions Sillage dont je vis que le siège était rue Linné, au 17, deux numéros plus loin que le domicile de Georges Perec. Enfin, je me chargeai, toujours en Poche, d'un livre récemment paru dans ce format, Des Anges et des Insectes, d'Antonia Susan Byatt, dont je n'avais lu jusqu'alors que Le Conte du biographe. Livre qui m'avait été recommandé par Rémi Schulz parce qu'il faisait mention de Linné.



Le lendemain, une heure et demie après être descendus du train, nous repartîmes en voiture cette fois pour les monts du Lyonnais : nous allions voir Linn, née le 27 février à Lyon, fille de Bristena et d'Adrien, mon grand fils. Linn, ma première petite-fille, qui faisait donc de moi dorénavant un grand-père.
Linn : avec ses deux n, j'avais trouvé immédiatement un air suédois à ce prénom court et cristallin, ce qui me surprenait quelque peu, Bristena, sa mère, étant d'origine roumaine. Ce n'est qu'un peu plus tard que je fis la relation avec Linné, dont j'avais ailleurs rapporté l'étymologie renvoyant au tilleul suédois, linn (variante aujourd’hui obsolète de lind).
Je dois immédiatement préciser que le choix de Linn n'a rien à voir avec mon obsession linnéesque : les deux parents, à ma connaissance, ne lisent pas mes élucubrations webiques, et c'est bien plutôt l'existence d'une Linn de leurs amis qui leur a donné l'idée (mais il n'est pas interdit de penser qu'ils ont succombé à l'influence souterraine et inconsciente de l'Attracteur étrange...).
Dans mes bagages, je n'avais emporté qu'un seul livre pour le week-end, et c'était le roman d'AS Byatt, résumé ainsi sur le site du Livre de Poche :

"William Adamson, explorateur et entomologiste de retour au pays après dix ans en Amazonie, titube devant la suave splendeur d’Eugenia Alabaster. Emily Jesse, veuve dès même ses fiançailles, tente quant à elle désespérément, autour du guéridon de Mme  Papagay, de vivre son deuil dans les séances de spiritisme et d’écriture automatique.
Dans ce diptyque romanesque, composé de Morpho Eugenia, adapté au cinéma sous le titre Des anges et des insectes en 1995 par Philip Hass avec Kristin Scott Thomas et Mark Rylance, et de L’Ange conjugal, A. S. Byatt pénètre l’atmosphère puritaine de la société victorienne, en révèle les tensions morales et l’hypocrisie singulièrement violente. Un ouvrage devenu un classique de la littérature anglaise."


Je ne connais pas ce film et pour l'instant je n'ai lu que la première partie de ce dyptique, Morpho Eugenia. J'y retrouvai Linné à la page 227 :

"- Je pensais à Linné dans la forêt, constamment. Il a si fortement lié le Nouveau Monde à l'imagination de l'Ancien Continent quand il a donné aux porte-queues le nom des héros grecs et troyens, et aux héliconies celui des Muses. Je me trouvais dans une contrée où jamais aucun Anglais n'avait encore pénétré, et autour de moi voletaient Hélène et Ménélas, Apollon et les Neuf Muses, Hector, Hécube et Priam. L'imagination du savant avait colonisé la jungle inexplorée avant que j'y eusse mis le pied. Il y a quelque chose de merveilleux dans le fait de donner un nom à une espèce. De prendre une chose sauvage et rare, jamais encore observée, au filet de l'observation et du langage humains - et dans le cas de Linné, avec tant de subtilité et de suite, une utilisation si vive des mythes, légendes et personnages de notre patrimoine culturel."
Je ne dirai rien de plus sur Linn : ce petit bout est évidemment une merveille.

Après deux jours bien occupés, dont une excursion à la tour Matagrin d'où l'on contemple quatorze départements, et la vision samedi soir du spectacle théâtral de la troupe du village où Adrien  a fait son nid de passionné de Cyrano de Bergerac, nous sommes repartis dimanche après-midi, sous le soleil puis rapidement, après Roanne, sous les trombes d'eau d'un orage pas piqué des hannetons. La fureur céleste décrut ensuite, passé l'Allier, et c'est à peu près à ce moment-là que j'écoutai le peintre Gérard Garouste sur Europe 1. Parlant de son enfance de cancre, il explique qu'il dessinait des combats de fourmi : "Même mon cerveau me compliquait la vie, et donc il restait les mains, le plaisir de dessiner, de faire des petits dessins, des dessins dans lesquels je me réfugiais complètement, et c'était des petits dessins amusants, des combats de fourmis, les fourmis rouges contre les fourmis noires, parce que ça permettait de faire vraiment des fourmilières, donc toute une stratégie des fourmilières, tout ça est très codé et vraiment je prenais un grand  grand plaisir à me réfugier dans ces dessins."

Ces paroles me frappèrent tout particulièrement pour la bonne raison que William Adamson, dans le roman de Byatt, consacre la majeure partie de son temps à étudier des fourmilières, aidée par Matty Crompton (Kristin Scott Thomas, dans le film de Haas) :
"Ce fut une suggestion accidentelle de Matty Crompton, cependant, qui le remit sur le chemin d'une activité qui ne fût plus sans objet. Il la trouva, par un matin de la fin du printemps, assise à la table devant la fourmilière, avec une soucoupe en porcelaine emplie de parcelles de fruits, gâteaux et viande, et un grand cahier, dans lequel elle écrivait avec ardeur. (...)
- Puis-je voir votre cahier ?
Il regarda ses dessins soigneux et perspicaces, au crayon, à l'encre de Chine, de fourmis qui s'alimentaient, de fourmis qui se battaient, de fourmis qui se dressaient pour régurgiter le nectar et en faire profiter d'autres, de fourmis qui caressaient des larves et transportaient des cocons." (p. 148-150, c'est moi qui souligne)
Fourmilière découverte l'été 2017 dans les monts du Lyonnais
Cette coïncidence trouve un écho supplémentaire dans le fait qu'Adrien, qui est loin d'être un grand lecteur, a néanmoins quelques auteurs de prédilection, un trio composé de Rabelais (il fut très marqué par une visite de La Devinière, où il insista pour que je lui achète un Gargantua), Edmond Rostand et Bernard Werber, célèbre évidemment pour sa trilogie des Fourmis (que j'avoue n'avoir jamais lue).


Enfin, pour parachever l'affaire, regardant lundi soir Dernier domicile connu de José Giovanni, avec Lino Ventura et Marlène Jobert, j'eus la surprise de retrouver mes fourmis à travers Jacques Loring, le personnage joué par l'excellent Paul Crauchet : "Il se montre sobre mais particulièrement émouvant dans «Dernier domicile connu» (1969), où il incarne le vieux monsieur qui s'est lié d’une amitié pure avec la petite fille d’un témoin recherché par l'inspecteur Lino Ventura et sa jeune collaboratrice, Marlène Jobert." (Site L'encinémathèque). Loring est passionné par les fourmis ; lors de l'enquête, il tient dans ses mains un livre sur les fourmis, un détail qui n'a rien à voir avec l'intrigue de l'histoire, mais qui prend sens pour nous. 

J'ai dit plus haut que Bristena, la maman de Linn, est d'origine roumaine. Or, la dernière image du film propose, en guise d'épilogue, une phrase d'un certain Eminescu : « ...car la vie est un bien perdu quand on n'a pas vécu comme on l'aurait voulu. » Mihai Eminescu (1850 -1889) est "célébré unanimement, nous dit la notice wikipédienne, comme le plus grand et le plus représentatif poète roumain". Je lis aussi que de 1858 à 1866 il alla à l'école primaire de Cernăuți (capitale de la Bucovine alors autrichienne : Czernowitz en allemand, autrement dit la ville natale de Paul Celan et d'Aharon Appelfeld).

La maxime d'Eminescu ne se vérifiera heureusement pas à la fin du roman d'AS Byatt : William Adamson et Matty Crompton quitteront le manoir des Adabaster pour voguer vers l'Amazonie et accomplir leur vocation profonde. 

Je terminerai cet article par un dernier clin d’œil : sur une des vidéos que j'ai pu trouver du film de José Giovanni, où l'on voit Lino Ventura et Marlène Jobert sillonner le treizième arrondissement sur la piste du témoin évanoui, nous régalant au passage d'images d'un Paris lui aussi disparu, j'ai repéré une librairie Rodin, qui me fait bien sûr songer à cette Librairie idéale découverte au sortir du Musée Rodin.


 Elle existe  d'ailleurs toujours cette librairie, 1 rue Vulpian, mais elle a changé de nom et de look.


Le nom de la société est malgré tout demeuré Librairie Rodin, comme en témoigne la page du site societe.com. Coïncidence encore, sur cette même page, on voit dans la rubrique Actualités une information sur le bastion ouvrier de Fourmies...


Fourmies, dont l'histoire retient le massacre qui eut lieu le 1er mai 1891, où la troupe tira sur les ouvriers venus revendiquer la journée de travail de huit heures. C'était là la première manifestation française de la Journée internationale des travailleurs. La fusillade causera neuf morts, dont huit jeunes de moins de 21 ans, parmi lesquels une jeune ouvrière abattue à bout portant qui restera comme un symbole, Maria Blondeau, et 35 blessés. Provoquant une vive émotion dans la France entière, cet événement est considéré aujourd'hui comme l'une des dates-clés dans l'histoire du mouvement ouvrier (poursuivant la recherche, je m'aperçois qu'Isabelle Baudelet - apparue en ces pages le 16 janvier avec L'iris malin d'un cachalot colossal -  a consacré tout un article à ce drame sur son site Text'styles le 1er mai 2017).