mardi 3 avril 2018

L'embouchure du temps

"Ma bonne vieille folie des noms me joue souvent des tours ; parfois elle me fait déraper (...); mais parfois aussi cette folie est propice et les noms agissent comme des clefs : alors les murs tombent, le labyrinthe devient une contrée qui éclaire, et je vois derrière les visages, derrière chaque parole, le filigrane d'une vérité qui passe.
A force d'y exercer mon esprit, ce filigrane, j'en discerne de mieux en mieux les contours : il ondule comme la ligne de crête d'une montagne, et forme un paysage de triangles qui, en s'ajoutant les uns aux autres, vous délivrent un message.
Ça m'était arrivé une nuit aux Petits Oignons, et depuis ça grandissait. En parlant à Pointel, je voyais apparaître distinctement un nouveau triangle :

ANGE DE REIMS                                                                                ELLIS ISLAND
                                                           CIMINO

Puis un deuxième, où venait s'accrocher une lumière mystique :

MELVILLE                                                                                           REZNIKOFF
                                                           CHEKHINA

A travers l'ajustement de ces deux triangles dans ma tête, s'écrivait une histoire qui coulait de source - et même, qui me lançait vers la source. Est-ce que je délirais ? Mon esprit tournait sur lui-même à l'intérieur des noms. C'est là que je suis heureux. C'est là qu'ont lieu ces expériences qui vous inondent l'esprit ; on dirait alors qu'on se baigne dans un lac : il n'y a pas d'univers plus étendu."

Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, pp. 168-169

Longue citation haenelienne, pardon, mais indispensable pour éclairer ce qui se joue ici aussi, dans cette géométrie mentale qui ordonne et relie les motifs. Ainsi mon propre paysage de triangles, tel qu'il apparaît dans les deux derniers articles pourrait ressembler, pour le thème du cobra, à ceci :

HAENEL                                                                                                 LOST
                                                  LYNCH

Tandis que le thème du suicide  se traduit par le triangle suivant :

LOST                                                                                                       HAENEL
                                                  DE JONGH    

Je m'aperçois en les écrivant que ces deux triangles possèdent en fait une base commune, qui est la ligne LOST-HAENEL (ou HAENEL-LOST, Haenelost). Un losange pourrait alors être dessiné en joignant les quatre sommets.

Avant de rendre le roman à la médiathèque, je voudrais tracer un dernier triangle, qui m'est apparu le 31 mars. Le premier sommet se situe dans L'embouchure du temps, le dernier ouvrage autobiographique de Cécile Reims, paru en septembre 2017 au Temps qu'il fait. Elle y évoque avec force et lucidité les dernières années au côté de Fred Deux, son compagnon (c'est ainsi qu'elle ne cesse de le désigner dans l'ouvrage) de plus de six décennies, et le temps d'après sa disparition. Le passage que je vais citer vient immédiatement après le rappel du feu créateur qui animait l'artiste Fred Deux, ce "religieux sans religion", qui dessinait, écrivait-il, "pour faire reculer la mort", qui devait "aller plus loin, toujours plus loin, ne pas laisser la main devenir servante de l'habitude". Mais ce jour-là, il n'a plus envie et Cécile lui propose d'écouter de la musique :
"Je me suis assise à ses côtés et, ensemble, nous avons écouté le violoncelle dispenser les notes que mon compagnon, dans un autrefois bien antérieur au naguère, faisait naître en pinçant les cordes de sa guitare.
Comment en était-il arrivé à désirer posséder cet instrument et à y parvenir, je ne me souviens pas, mais je garde le souvenir de nos sorties au parc Montsouris tout proche, où sortant de sana, je venais "prendre l'air". Là, avec un bâton, j'avais tracé dans le sable, une portée, avec une clef et des notes. Je n'en savais pas plus." (p. 54)


Peu de temps après, dans le chapitre 31 du roman de Haenel, le narrateur embarque Arwa et David, deux migrants, dans sa voiture. Il propose même de les héberger dans son petit appartement (qu'il doit rendre dans trois jours) :
" - Vous êtes expulsé, vous aussi ?
Elle a ajouté qu'ils ne voulaient pas nous causer de problèmes : de toute façon, on leur avait donné une adresse pour les cas de force majeure, quelqu'un de confiance, un ami de la famille qui s'occuperait d'eux ; ils voulaient bien qu'on les amène là-bas, elle m'a passé un bout de papier avec écrit dessus : 21, rue du Père-Corentin.
Je voyais très bien : c'était dans le 14ème arrondissement, à côté du parc Montsouris, tout en bas, vers la porte d'Orléans ; on y serait dans une vingtaine de minutes." (p. 291)
Tiens, me dis-je alors, encore le parc Montsouris (la mention du parc par Cécile Reims m'était resté, je ne sais  pourquoi, dans mon souvenir, peut-être parce que c'est un des rares lieux parisiens cités dans le livre). D'autre part, je ne pouvais avoir oublié que c'est dans le 14ème que nous avions passé quelques jours début mars, dans un appartement Airbnb de la rue Raymond Losserand, et plusieurs fois j'avais franchi la porte d'Orléans pour aller à la rencontre de Gabriel en stage à Montrouge. En revanche, malgré sa proximité, je n'avais pas eu la curiosité d'aller me promener au parc Montsouris, il est vrai qu'aucun livre encore ne me l'avait désigné.
Dans ces cas-là on enregistre et on passe son chemin. Mais voilà que le 31 mars, une intuition me fait ouvrir le très beau livre de Guitemie Maldonado sur Nicolas de Staël. Plusieurs mois qu'il attend dans son coffret rouge le moment propice. Je décidai soudain ce samedi de Pâques que le temps était venu.
De magnifiques photos noir et blanc montrent le peintre dans son vaste atelier de la rue Gauguet.

Nicolas de Staël (Denise Colomb, 1954)
Or il est précisé rue Gauguet, près du parc Montsouris.
Le triangle était dès lors constitué (d'autant plus que le titre de la photo, Vertige, n'est pas anodin, mais j'y reviendrai ultérieurement).


Bien sûr, je consulte aussi la notice Wikipedia consacrée au parc, et j'y découvre avec plaisir que parmi les huit films cités comme ayant tourné des scènes à l'intérieur du parc il y a Dernier domicile connu de José Giovanni. J'aimerai bien revisionner la ou les scènes en question mais je ne dispose pas du film, peut-être est-ce celle qui correspond à cette photo :


Du trois au quatre. Le 1er avril, je commence Homère est morte, le livre où Hélène Cixous relate les dernières années de sa mère, Eve, décédée en 2014 à cent-trois ans.
Or, page 23, je lis :
"L'Algérie, j'ai jamais regretté. C'était un beau pays. Ce n'était pas notre place là-bas. C'était une époque. Fallait partir à temps. Maintenant c'est l'époque Montsouris. Partir à temps, comment savoir ?"[C'est moi qui souligne] 
Voulant en savoir plus, je googlise "Montsouris + Cixous"et je tombe sur le site de la Maison Heinrich Heine, située dans le 14ème Boulevard Jourdan, où l'on peut parvenir par le bus 88 Montsouris-Tombe Issoire. Information y est faite d'un séminaire tenu par Hélène Cixous en février-mars 2017, dont le titre est Les irréparables (III). Du nom poison. La note d'intention se trouve être en parfaite résonance avec la vieille folie des noms décrite par Yannick Haenel :
"Qu'est-ce qu'il y a dans un nom ? Du poison ? Un secret ? Un avertissement ?
Tristan aurait-il jamais épousé Iseut, si elle ne s'était pas appelée Iseut, s'il ne s'était pas appelé Tristan ?
Comment répondre, ne pas répondre à l'appel de son nom ? À qui le nom est-il propre ? Répond-il ?
Comment s'appelait Achille parmi les femmes ? Comment s'appelait William Wilson ? Si l'épouvante et la douleur n'avaient pas été le nom d'Ajax, se serait-il tué à tuer ?
Chaque fois que la littérature recommence, la voilà qui se pose cette question. Sophocle, Poe, Shakespeare ou Joyce, qu'en dites-vous ? What's in a name ?
Et Genet ? S'il ne s'était pas appelé Balai ?"

Aucun commentaire: