jeudi 3 mai 2018

La Bête dans la jungle

Chambre verte deuxième. Clap. Nous apprenons peu après, le jour où Davenne revient à la salle des ventes pour la bague de sa femme, que Cécilia et lui se sont déjà rencontrés. Cécilia l'avait seule reconnu mais n'avait pas voulu, dit-elle, l'ennuyer. Elle était adolescente à l'époque et elle avait apprécié que cet homme lui parlât comme à une adulte, sans ironie. C'est alors seulement qu'il affirme se souvenir :
Davenne : Je revois cette rencontre maintenant. C’était… il y a bien onze ans, à Rome. Il y a eu un orage effroyable et nous sommes allés nous réfugier avec votre père et des amis de votre père dans une tranchée creusée par des archéologues, c’était au palais des Césars, vous voyez, tout est resté gravé.
Cécilia : Pas tout à fait… D’abord ce n’était pas à Rome mais à Naples ; ensuite ce n’était pas il y a onze ans mais il y a quatorze ans ; c’est vrai, il y a eu un orage mais c’était à Pompéi.
La bague de Julie Vallance/Davenne *
Ce jeu entre oubli et souvenir est directement emprunté à une autre nouvelle d'Henry James, La bête dans la jungle, mais MMLV ajoutent que "la mention de Pompéi ne peut manquer d’évoquer, aussi — souvenir incontournable sur le thème de la résurrection de l’amour par le biais d’un saisissement métaphysique face à la mort — le Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1954) de Roberto Rossellini. D’autant que la première rencontre entre Julien et Cécilia dans la salle des ventes s’était déjà achevée, devant deux petites poupées, sur cette réplique : « Je sais ce que vous pensez. “J’ai déjà vu ça quelque part…” Ce sont des marionnettes napolitaines. » L’incongruité du dialogue, en plus de préparer la révélation d’une rencontre antérieure au pied du Vésuve, place le conte d’amour et de mort de Truffaut sous le signe de l’oeuvre rossellinienne, par l’hommage allusif à ces mêmes figurines qui forment le clou du spectacle du deuxième épisode de Païsa (Paisà, Roberto Rossellini, 1946)"
Pas de surprise à avoir devant ce clin d'oeil de Truffaut au maître italien car il fut, à l'instar d'André Bazin, une autre figure paternelle avouée ("mon père italien" disait-il). Après avoir écrit des articles élogieux dans Les cahiers du cinéma et l'avoir rencontré à Paris, il fut son assistant de 1956 à 1958, même si cela ne coïncida pas avec une période de grande créativité, c'est le moins qu'on puisse dire : " Quand j'ai fait la connaissance de Rossellini, raconte Truffaut, son découragement était total ; il venait de terminer La Peur et envisageait sérieusement d'abandonner le cinéma. Il m'a proposé de travailler avec lui, comme assistant, comme ami. J'ai été son assistant pendant les trois années où il n'a pas impressionné un mètre de pellicule !"

François Truffaut et Roberto Rossellini
Or, au même moment où Rossellini m'était ainsi désigné à travers cette enquête autour de La Chambre verte, je le retrouvai lors de la lecture du livre de Philippe Lançon, Le lambeau. Philippe Lançon est l'un des journalistes de Charlie-Hebdo qui ont survécu au massacre perpétré par les frères Kouachi. La mâchoire fracassée par une balle, il a néanmoins payé le prix fort : des mois d'hôpital, des opérations en nombre, une rééducation encore inachevée, une vie mise en parenthèses qu'il décrit avec une lucidité, une justesse et une tenue remarquables. Je ne lisais plus guère Charlie, je dois le dire, mais quand il m'arrivait de le faire, j'avais toujours beaucoup d'intérêt à lire les papiers de ce Lançon qui ne faisait pas partie des pères fondateurs mais qui détenait indéniablement la plume la plus littéraire de la bande. Je me rappelle encore l'article qu'il écrivit dans le numéro qui suivit le drame et qui s'était écoulé à des millions d'exemplaires (la ruée était telle qu'il était même difficile d'en trouver mais je suppose que les chiffres ont dû nettement reculer depuis). Cinq ans plus tard, il livre donc ce récit de cinq cents pages d'une prodigieuse densité, où la souffrance irradie comme une centrale nucléaire tout en étant constamment sublimée par le stoïcisme de l'auteur, qui ne cache rien des épreuves et des misères mais  ne s'apitoie jamais sur lui-même. Le fait est que dès les premières pages des résonances se firent percevoir avec des événements de vie personnelle ainsi qu'avec les autres oeuvres que je parcourais patiemment et méthodiquement, à savoir, pour l'essentiel, Moby Dick, la série Lost  et une étude sur l'art pariétal préhistorique de l'anthropologue Alain Testart. Tout ceci composant une sorte de constellation symbolique intensément intriquée, dont il me faudra bien des jours pour rendre compte.

Donc le 29 avril, j'aborde à la page 318, où il est question qu'il change de chambre, décision qui le déprime :
" Ce lieu était devenu mon royaume et mon sous-marin. Je n'avais ni sujets, ni équipage, mais Louis XIV et le capitaine Nemo, c'était moi. Louis XIV surtout, car si comme Nemo j'avais embarqué dans mon aventure un équipage restreint d'amis, je n'avais pas comme lui déclaré la guerre à l'humanité. Je cherchais au contraire, plus que jamais, ici, à lui déclarer la paix. J'aurais voulu aimer tous ceux qui entraient, et j'y parvenais quasiment. Par la fenêtre je ne voyais aucun océan, aucun monstre, mais simplement ce pin sur lequel continuaient de se poser, comme sur un gibet, les corbeaux. J'essayais d'accepter comme une grâce, celle de Bach, l'implacable rituel hospitalier.
Je l'ai compris quelques jours plus tard en regardant avec Gabriela, dans la chambre suivante, La Prise de pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini. Comme elle devait, pour un examen universitaire à New York, se familiariser avec la culture politique de ce règne, je lui avais proposé de regarder ensemble ce film, exemplaire de rigueur, de minutie et de simplicité : le meilleur des reportages effectués dans la machine à explorer le temps."

Je le répète, ce n'était là que l'une des coïncidences que j'avais relevées entre ce récit et le réseau littéraire et filmique que j'arpentais ces temps-ci. J'en développerai d'autres en temps utile. Je voudrais clore maintenant cette chronique autour du livre que j'ai reçu aujourd'hui, que je ne voulais lire qu'une fois le visionnage de Lost achevé : Les mêmes yeux que Lost de Pacôme Thiellement (Léo Scheer 2011). Et de fait, je l'ai lu d'une traite, stimulé à l'extrême par ce qui se dit là, dans ces pages, d'absolument essentiel.

Je n'entrerai pas ici dans le coeur du propos, c'est prématuré, mais que l'on aille bien considérer que, totalement ignorant des analyses qui allaient tisser l'essai de Pacôme Thiellement, je n'ai pu que me laisser traverser par une onde de félicité en lisant que "la réinvention systématique et obsessionnelle des techniques narratives par Damon Lindelof et Carlton Cuse [les scénaristes de Lost] est analogue à celle provoquée, en son temps, par Henry James dans l'art du roman. Et si le film d'orientation de la station The Swan de la DHARMA Initiative se trouve caché derrière un exemplaire du Tour d'écrou, c'est à l'intérieur du secret de L'Image dans le tapis (écrit un an avant Le Tour d'écrou) que l'art narratif de Lost semble résider."(p. 34)



Un peu plus loin, page 39, Thiellement conclura son chapitre en affirmant que les romans d'Henry James mis à part, il ne connaît pas de fiction plus étrange que celle de Lost. "Ce livre, confesse-t-il, est le récit de ma relation à l'écho de sa musique cachée et lointaine." Trente pages plus loin encore, évoquant un des personnages centraux de la série, John Locke, il écrit que sa "certitude, toute sa vie,  d'être spécial  et promis à un grand destin le rapproche énormément des personnages d'Henry James et particulièrement de celui de La Bête dans la jungle (1903)."

Ceci rend donc encore plus éclatante cette rencontre entre la série télévisée la plus emblématique de notre temps et le film à l'époque si décrié de François Truffaut. Nous allons voir en détail d'autres points de convergence entre les deux univers.


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* Comme annoncé dans la première scène dans l'hôtel des ventes, la bague est en forme de huit, avec deux améthystes. Curieusement, ce plan est extrêmement bref, un ou deux dixièmes de seconde, si bien que le spectateur peut à peine le saisir (il m'a fallu passer le film image par image pour en capturer un photogramme). Ce qui me trouble, c'est que le jour même où j'ai rédigé la chronique précédente,  Adrien, mon fils qui vit dans les monts du Lyonnais, m'avait appelé pour me demander des renseignements sur le nombre 8 (il est parfois étonnant : depuis peu résident dans son village, il n'en a pas moins été bombardé président de l'assemblée des conscrits en 8, autrement dit ceux qui sont nés comme lui une année en 8 - c'est une tradition très vivace dans le Beaujolais et régions circonvoisines).

Les conscrits en Beaujolais en 2018 par Jacky Augagneur

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